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Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/157

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je m’avançai près de la femme morte afin d’essayer de lui ôter la capote de peau de mouton pour m’en couvrir, mais il fut impossible de lui faire faire un mouvement. Cependant je n’avais pas perdu tout espoir. Elle avait le corps sanglé avec une courroie de sac ou une bretelle de fusil, et, pour la lui ôter, il fallait que je lui fasse faire un demi-tour, parce que la boucle qui la serrait était de l’autre côté. Pour cela, je pris mon fusil à deux mains, et m’en servant comme d’un levier, sous le corps. Mais à peine avais-je commencé, qu’un cri déchirant sortit de la voiture. Je me retourne ; un second cri se fait entendre : « Marie ! criait-on, Marie, à boire, je me meurs ! » Je restai interdit. Une minute après, la même voix répéta : « Ah ! mon Dieu ! » Aussitôt il me vient dans l’idée que ce sont de malheureux blessés que l’on a abandonnés sans qu’ils le sachent. Ce n’était que trop vrai.

Ayant monté sur la carcasse du cheval qui était dans les brancards, je m’appuyai sur le bord de la voiture, et, ayant demandé ce que l’on voulait, l’on me répondit avec bien de la peine : « À boire ! »

Tout à coup, pensant à la glace de sang que j’avais dans ma carnassière, je voulus descendre pour en prendre, mais la lune, qui m’éclairait depuis assez de temps, disparaît tout à coup sous un gros nuage noir, et, pensant poser le pied sur quelque chose de solide, je le mets à côté et je tombe sur trois cadavres qui se trouvaient l’un contre l’autre. J’avais les jambes plus hautes que la tête, les caisses placées sur le ventre d’un mort et la figure sur une de ses mains. J’étais habitué à coucher, depuis un mois, au milieu de compagnie semblable, mais je ne sais si c’est parce que j’étais seul, quelque chose de plus terrible que la peur s’empara de moi. Il me semblait que j’avais le cauchemar ; je restai quelque temps sans parole ; j’étais comme un insensé, et je me mis à crier comme si l’on me tenait sans vouloir me lâcher. Malgré les efforts que je faisais pour me relever, je ne pouvais en venir à bout. Enfin je veux m’aider de mes bras, mais je pose, sans le vouloir, ma main droite sur une figure, et mon pouce entre dans la bouche.

Dans ce moment, la lune reparaît et je vois tout ce qui m’entoure. Un frisson me parcourt, je quitte mon point