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Page:Bourgogne - Mémoires du Sergent Bourgogne.djvu/165

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— Eh, oui, certainement, je suis Français, la belle sacrée demande ! Vous êtes là, me dit-il, comme une chandelle bénite ! Vous me voyez embarrassé et vous ne m’aidez pas à sortir de mon cercueil ! Je vois, mon camarade, que vous avez eu peur !

— Oui, c’est vrai, mais parce que vous auriez pu être un vivant semblable à celui qui se trouve dans ce moment couché près du feu ! »

Pendant ce colloque, je l’avais aidé à sortir. À peine fut-il à terre, qu’il se débarrassa de son grand manteau. Jugez de ma surprise et de ma joie en reconnaissant, dans ce fantôme, un des plus vieux grognards des grenadiers de la Vieille Garde, un de mes anciens camarades qui se nommait Picart, Picart de nom et Picard de nation, que je n’avais pas vu depuis notre dernière revue de l’Empereur au Kremlin, mon vieux camarade avec qui j’avais fait mes premières armes, car, en entrant aux vélites, j’étais de la compagnie dont il faisait partie et de la même escouade. J’avais été, avec lui, aux batailles d’Iéna, de Pultusk, d’Eylau, d’Eilsberg et Friedland. Je le quittai ensuite après la paix de Tilsitt, pour le retrouver plus tard, en 1808, sur les frontières d’Espagne, au camp de Mora, où il fut, pendant cinq mois, sous mes ordres, car j’étais caporal, et le hasard l’avait fait tomber dans mon escouade[1], et, depuis, nous avions fait les autres campagnes ensemble, quoique n’étant plus du même régiment.

Picart eut de la peine à me reconnaître, tant j’étais changé et misérable, et à cause de ma peau d’ours, du reste de mon accoutrement et de la nuit. Nous nous regardions avec étonnement, moi de le voir assez propre et bien portant, et lui de me trouver si maigre, et, comme il me le disait, ressemblant à Robinson Crusoé. Enfin, rompant le silence : « Dites-moi donc, me dit-il, mon pays, mon sergent, comme vous voudrez, par quel hasard ou par quel malheur j’ai le bonheur de vous trouver ici pendant la nuit et seul en compagnie de ce vilain Kalmouck, car c’en est un ; regardez-le

  1. Au camp de Mora, où nous étions avec l’Empereur, et une fraction de chaque corps de la Garde, l’on mit des vieux grenadiers en subsistance dans nos escouades ; ce fut de la sorte que je fus le caporal de Picart. (Note de l’auteur.)