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Page:Braddon - Aurora Floyd, 1872, tome II.djvu/19

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AURORA FLOYD

le cottage du nord, il sembla abandonner tout désir de plaire et devenir tout à coup mécontent et ennuyé, si ennuyé et si mécontent, qu’il se sentit même porté à se disputer avec le malheureux idiot, et à rendre la vie dure à son serviteur aux cheveux rouges par ses caprices et ses fantaisies.

Hargraves supportait ce changement dans les manières de son maître avec une patience étonnante. Peut-être avec trop de mansuétude, avec cette lente et sourde tranquillité particulière à ceux qui gardent quelque chose en réserve, qui cherchent plutôt qu’ils n’évitent une injure, se réjouissant de ce qui vient enfler le compte général, pour être réparti en orage et en fureur dans l’avenir. L’idiot était un homme qui pouvait amasser sa haine et sa vengeance, cacher ses mauvaises passions dans les sombres replis de son pauvre esprit, et les en faire sortir dans l’ombre de la nuit, pour « les caresser et leur parler, » comme la femme du More embrassait la batiste brodée de pourpre et causait avec elle. Il y avait sûrement bien peu de « société » à Chypre, sans cela elle n’en eût point été réduite à une compagnie si insipide.

Quoi qu’il en soit, Steeve supportait l’insouciante insolence de Conyers avec une douceur telle que l’entraîneur riait de son pauvre serviteur et le considérait comme un lévrier sans intelligence, dont un regard de brillants yeux noirs ou une petite cravache de femme démontaient le peu d’esprit qui restait dans son cerveau troublé. Il toucha deux mots dans ce sens à Steeve un jour qu’il lui avait été désagréable, pendant une longue journée d’été énervante, et l’idiot s’en alla en laissant échapper un ricanement qui ressemblait à un éclat de joie sauvage, en recevant ce compliment. Il fut plus obséquieux que jamais, et parut très-reconnaissant pour les bouts de cigare que l’entraîneur lui accorda généreusement ; il se rendit à Doncastre pour chercher de nouveaux cigares et de nouvelles liqueurs dans la journée, et rapporta le tout aussi servilement que le chien auquel son maître l’avait si poliment comparé.

Conyers ne fit même pas mine d’aller regarder les che-