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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome I.djvu/245

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LA FEMME DU DOCTEUR

Mme Gilbert et ramassa de nouveau le Shelley. Je crois que sans la ressource des chiens, Isabel se fût laissée tomber dans le ruisseau babillard pour cacher l’intensité de sa confusion.

Il était là à ses côtés, le véritable héros, le poète vivant et son petit cœur faible et sentimental tressautait dans un ravissement romanesque. Néanmoins elle sentait qu’elle aurait dû s’éloigner et le quitter. Une autre femme aurait regardé à sa montre et se serait récriée sur l’heure avancée, tout en rassemblant ses livres et son ombrelle, puis elle se serait éloignée avec une révérence et un adieu majestueux à Lansdell. Mais Isabel était clouée au sol, retenue par quelque charme effrayant mais délicieux, un charme magique et mystique, auquel se mêlait dans une douce confusion le clapotement de l’eau, le tir-toc monotone du moulin, le bruissement imperceptible des fleurs et des feuillages, le sourd murmure des nombreux insectes, et le chant aigu de l’alouette de Shelley perdue dans les profondeurs du ciel bleu.

Je reconnais que tout ceci était bien déplorable pour cet honnête médecin de campagne qui, en ce moment même, assis dans l’atmosphère épaisse d’une chambrette de maison rustique, appliquait de la charpie sur le bras mutilé d’un enfant de l’école dominicale qui était tombé dans le feu la semaine précédente. Mais après tout quand un homme s’avise d’épouser une fille, uniquement parce qu’elle a de grands beaux yeux, il doit se contenter de l’avantage suprême qu’il retire de l’attribut spécial qui a déterminé son choix, et tant qu’elle ne devient pas la victime d’une cataracte, ou d’une inflammation des paupières, ou d’une loupe persistante, il n’a pas de