Aller au contenu

Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome II.djvu/285

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
281
LA FEMME DU DOCTEUR

sèdent toutes sortes de privilèges charmants. J’ai été très-cruel, très-injuste, très-égoïste et très-méchant, ma pauvre enfant ; et votre ignorance enfantine fut plus sage que mon expérience mondaine. Un homme n’a pas le droit de désirer le bonheur parfait ; je puis comprendre cela maintenant. Il n’a pas le droit de mépriser les lois faites par de plus sages que lui dans son intérêt, uniquement parce qu’il se rencontre un nœud fatal dans la trame de sa vie et que ces mêmes lois se trouvent le froisser dans son insignifiance solitaire. Quelle vérité a énoncée Thomas Carlyle lorsqu’il a dit que la virilité ne commence que lorsque nous nous sommes rendus à la nécessité ! Il faut nous soumettre, Isabel. J’ai lutté ; mais je ne me suis jamais soumis. J’ai essayé de dompter, d’écraser la douleur ; mais je ne me suis jamais résigné à la souffrir, et la souffrance est bien plus grande que la conquête. Puis, lorsque j’eus cédé à la tentation, lorsque je fus tombé en garde, prêt à défier le ciel et la terre, je fus plein de colère contre vous, ma pauvre enfant, parce que vous n’étiez pas, comme moi, emportée et désespérée. Pardonnez-moi, mon amie ; je vous aimais beaucoup, et c’est seulement maintenant… maintenant que je vais mourir… que je sais quel amour fatal et coupable était le mien. Mais, Isabel, ce ne fut jamais la passion éphémère d’un débauché. Je faisais mal en vous aimant, mais mon amour était pur. Si vous aviez pu devenir ma femme, j’aurais été un mari sincère et fidèle à mon amour romanesque. Et même en ce moment… en ce moment que la vie me semble si éloignée… maintenant encore, Isabel, le spectacle des jours écoulés surgit à mes yeux, et je me représente ce qui aurait pu être si je vous avais trouvée libre.