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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome II.djvu/293

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LA FEMME DU DOCTEUR

plant les efforts des autres. Il y a dix ans, je me croyais philanthrope ; mais je ressemblais à l’enfant qui plante un gland le soir et qui s’attend à voir le tendre feuillage d’un jeune chêne le lendemain matin. Je voulais faire de grandes choses tout d’un coup. Le courage me manqua avant que le combat fût bien engagé. Mais je désire que vous ne me ressembliez pas, mon enfant. Vous vous êtes montrée plus sage que moi, lorsque vous m’avez quitté l’autre jour, lorsque vous m’avez laissé à ma folle colère, à mon désespoir coupable. Notre amour était trop pur pour survivre à la tache de trahison et de péché. Il aurait expiré comme une belle flamme qui expire dans une atmosphère corrompue. L’amour impur peut fleurir dans un lieu empoisonné ; mais le vrai dieu s’étiole et meurt si on l’isole de l’air libre du ciel. Je sais maintenant que nous n’aurions pas été heureux, Isabel ; et je reconnais la sagesse mystérieuse qui nous a sauvés. Ma bien-aimée, ne me regardez pas avec ces yeux désespérés ; la mort nous réunira plutôt qu’elle ne nous séparera, Isabel. J’aurais été bien plus éloigné de vous si j’avais vécu, car j’étais las de cette existence. J’étais comme un enfant gâté qui a possédé tous les jouets imaginés par les bimbelotiers, qui s’en est amusé, puis, de dégoût, les a brisés. Ses bonnes savent seules quel abominable enfant il est. J’aurais pu devenir un homme très vicieux si j’avais vécu, Isabel. Mais maintenant, je commence à comprendre ce que veut dire Tennyson. Je lisais ses œuvres uniquement dans un esprit de scepticisme et de critique, ou plutôt avec cet esprit étroit du Janus littéraire, qui est auteur lui-même, et qui prétend posséder le désintéressement nécessaire pour critiquer les œuvres des autres écri-