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Page:Braddon - La Femme du docteur, 1870, tome II.djvu/65

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LA FEMME DU DOCTEUR

Voici quelles étaient les pensées d’Isabel relativement au châtelain de Mordred, qu’elle rencontrait si souvent maintenant dans les froides après-midi du printemps. Il y avait sans doute une espèce de mauvaise action dans ces rencontres, surprises, pensait-elle ; mais son crime n’était pas plus grand que celui de la jolie princesse qui souriait au poète italien. Dans cette sphère radieuse du roman, dans ce pays féerique et mystique que hantait l’imagination d’Isabel, le péché, dans le sens que le monde attache à ce mot, n’avait point de place. Il n’y avait pas d’image aussi repoussante dans ce charmant royaume des fontaines et des fleurs. C’était fort mal de rencontrer Lansdell, mais je doute que le bonheur de ces rencontres aurait eu une saveur aussi exquise pour Isabel sans la présence de ce soupçon de péché. La légende ne parle-t-elle pas de cette élégante Française, qui s’écriait : « Ah ! si c’était seulement un péché de prendre des glaces ! » Il lui manquait ce charme-là pour rendre la glace à la framboise complètement délicieuse.

Mme Gilbert pensa-t-elle jamais que la route qui paraissait si charmante, que le sentier fleuri qu’elle suivait, la main dans la main, avec Roland, était une pente rapide, et qu’il y avait un gouffre noir et hideux caché en bas dans la vallée lointaine ? Non ; elle était ravie et grisée par le bonheur du moment, aveuglée par l’éclat du visage de son amant. Moins innocente, ou, disons mieux, moins ignorante, elle eût été moins coupable. Elle pensait que les choses iraient ainsi, à jamais, que ce délicieux bonheur sentimental n’aurait pas de fin. L’homme du monde blasé ne se fatiguerait jamais de jouer ce rôle charmant de l’amant-poète. Le chêne de lord Thurston se couvrirait d’un feuillage