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Page:Braddon - Les Oiseaux de proie, 1874, tome I.djvu/79

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LES OISEAUX DE PROIE

La jeune fille tenait d’une main une carte et de l’autre une épingle avec lesquelles elle accomplissait un mystérieux travail, qui consistait à noter les coups gagnés ou perdus par son voisin. Elle était très-jeune et sur sa figure délicate se retrouvait, en traits plus fins, celle de l’homme dont elle surveillait le jeu ; mais tandis que ses yeux étaient gris et froids, les siens avaient cette indéfinissable profondeur que seuls les yeux noirs peuvent révéler. Elle était à la fois la plus jolie des femmes présentes et la moins bien habillée. La couleur de son léger manteau de soie était passée du noir au brun-rouge ; le chapeau de paille avait été brûlé par le soleil, et ses rubans de même ; néanmoins, on sentait qu’il y avait de sa part comme un effort pour paraître à la mode. La protestation de sa pauvreté se lisait surtout dans ses gants rayés, déteints, nettoyés. D’élégantes Parisiennes, des grandes dames belges regardaient l’Anglais et sa jolie fille avec un air d’arrogante surprise ; car il est interdit d’introduire des femmes mal vêtues dans ce temple de l’or. Il est presque inutile de dire que c’était surtout ses compatriotes féminins qui semblaient le plus mépriser la robe d’alpaga de la pauvre fille. Mais celle-ci ne s’en inquiétait guère ; elle ne perdait pas sa carte de vue, et, lorsqu’elle levait les yeux, c’était vers un point unique que se dirigeaient ses regards, vers les grandes portes qui fermaient le premier salon. Des flâneurs, allant et venant, ouvraient et fermaient fréquemment ces portes, tout doucement, presque sans bruit : des pas se faisaient entendre sur le parquet. La jeune fille levait les yeux, et, désappointée, se remettait à son jeu.

Elle attendait évidemment quelqu’un. Elle suivait attentivement le jeu de son père, elle marquait soi-