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Page:Braddon - Les Oiseaux de proie, 1874, tome I.djvu/80

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LES OISEAUX DE PROIE

gneusement sa carte ; mais elle accomplissait ces devoirs d’une façon purement mécanique, et c’était seulement lorsqu’elle regardait les portes de ce dangereux paradis qu’elle paraissait s’animer. Elle attendait quelqu’un qui était très-long à venir. Qui pourrait calculer le nombre d’amères déceptions et de cruelles souffrances que ressent une femme en une demi-heure ? Si jeune qu’elle fût, la pauvre fille connaissait déjà la souffrance.

L’homme jouait avec l’impassibilité d’un joueur expérimenté ; ses yeux quittaient rarement le tapis vert, et pas une seule fois il n’avait regardé en arrière, du côté de la jeune fille. Ce jour-là il gagnait, mais il acceptait sa bonne fortune aussi tranquillement qu’il avait souvent, à cette même table, supporté la mauvaise. Il paraissait poursuivre l’application d’un système qui lui était particulier. Les joueurs, ses voisins, regardaient avec envie la pile d’or qui grossissait, palpée par ses doigts nerveux. Des novices qui se tenaient à l’écart, après avoir perdu deux ou trois napoléons, contemplaient l’heureux Anglais, avec un mélange de curiosité et de pitié. Il avait toute l’apparence d’un gentilhomme déchu, d’un homme qui avait pu être autrefois un élégant militaire et en conservait encore toutes les prétentions, mais sans le pouvoir de les justifier.

Enfin, un éclair de satisfaction apparut brusquement sur le visage de la jeune fille. Elle venait de lever les yeux. Un observateur ne s’y fût pas trompé, eût tout de suite remarqué ce changement subit. La personne qu’elle attendait venait d’entrer.

Les portes s’étaient ouvertes pour donner passage à un homme de vingt-cinq ans environ, dont la belle figure brune et le costume négligé avaient quelque chose qui rappelait la personne et le génie de George