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Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/20

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cette idée n’existait pas. Parcourons successivement chacune de ces trois hypothèses.

Remplacer l’idée du devoir par un équivalent ; substituer à la vieille morale, à la morale de l’absolu, une morale scientifique, c’est évidemment la solution la plus simple du problème que soulève la ruine annoncée de la morale absolue. Mais la solution de ce problème est fort difficile. Elle est cherchée depuis longtemps sans succès.

L’école utilitaire s’est efforcée de substituer l’intérêt personnel au devoir. Nous avons étudié la solution donnée par cette école. D’un commun accord, d’ailleurs, elle est impuissante.

L’école de la sympathie et de l’altruisme, celle qui prétend développer dans l’homme une si grande mesure de sentiments désintéressés et dévoués, que ces sentiments tiennent lieu du devoir, n’a pas eu plus de succès.

Il est démontré, contre Bentham et son école, que l’égoïsme et l’intérêt privé ne sauraient par aucune combinaison engendrer le devoir et le dévouement. D’autre part, il est évident, pour quiconque étudie de bonne foi l’humanité, que l’homme est trop égoïste et, je ne crains pas de le dire, trop obligé d’être égoïste pour défendre sa propre vie et pour tenir sa place en ce monde, pour que l’on puisse supposer que les sentiments de sympathie et de dévouement tiennent lieu pour lui du frein de la justice et de la conscience.

À défaut de ces tentatives, déjà anciennes et qui ont échoué de remplacer l’idée du devoir par quelque autre idée, les évolutionistes ont cherché d’autres équivalents, mais je me demande si aucun de ces inventeurs de morale nouvelle est vraiment satisfait de son invention.

J’ai entre les mains une brochure faite par un homme bien intentionné, nullement ennemi de la religion, mais attiré par les doctrines nouvelles[1]. Cet auteur s’efforce d’établir qu’il y a une loi nécessaire de l’humanité selon laquelle, dans toute société, le bonheur de tous est le résultat de la vertu de chacun. L’auteur croit que cette loi peut être démontrée et dit qu’il suffit de la faire connaître, pour que les hommes prennent le parti d’être vertueux.

Ce serait une morale scientifique substituée à la morale transcendante. Mais cet équivalent du devoir nous semble bien insuffisant. On peut se demander d’abord si la loi exposée par cet auteur, qu’il appelle la loi de l’équation entre la vertu et le bonheur, est bien démontrée. L’auteur convient qu’elle n’est pas vraie pour l’individu. Cela est évident : en cette vie la vertu n’est pas récompensée.

  1. La Science sociale, par M. Bellaygue. (Plon)