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Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/21

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Mais, dit-il, elle est vraie au moins d’une manière approximative pour les sociétés, et elle est certainement vraie pour l’humanité entière. Comme preuve de la vérité de cette loi, l’auteur apporte une définition de la vertu.

La vertu, dit-il, consiste à faire du bien à autrui. Donc plus il y a de vertu, plus il y a de bien fait aux hommes, et par conséquent plus les hommes pris en masse ont de bonheur. Mais on peut répondre que très souvent, le plus souvent même, nous ne faisons ce bien à autrui qu’aux dépens de notre propre bien. Ce que l’autre gagne, nous le perdons. Je ne vois pas que la somme totale de bonheur s’augmente. Si tous les hommes donnaient aux autres ce qu’ils possèdent, la société ne serait pas plus riche. En fait, il arrive souvent que les gens qui ne cherchent que leur propre intérêt augmentent la richesse générale plus que les autres. La loi de l’équation entre la vertu et le bonheur n’est donc nullement évidente, même pour l’humanité tout entière. Mais, en supposant qu’elle fut procurée, serait-elle réellement efficace et pourrait-elle remplacer le devoir ? Évidemment non. Vous prouverez aux hommes que l’humanité sera plus heureuse s’ils sont vertueux, mais que leur importe le bonheur de l’humanité ? À défaut d’un devoir qui les oblige à se sacrifier, c’est leur propre bonheur qu’ils chercheront. Que sera-ce si, à leurs yeux, ce bien général est le bien de certains privilégiés et s’ils se persuadent, à tort ou à raison, qu’ils sont sacrifiés au bonheur des autres, et que leur vertu sert à rendre riches et heureux ceux qui les exploitent.

Déjà incertaine en elle-même, cette loi de l’équation de la vertu et du bonheur dans les sociétés est absolument inefficace dans ses applications pratiques. Un jeune philosophe, sceptique à l’égard de toute notion transcendante, s’est proposé, dans un livre récent, de chercher la solution de ce problème de l’équivalent du devoir, la véritable quadrature du cercle de la morale positiviste[1]. Il a consciencieusement parcouru toutes les régions de la conscience, du sentiment et de la raison, et nous donne comme résultat de ses recherches non pas un équivalent réel et suffisant de l’idée du devoir, mais une série d’équivalents approchés et possibles dont aucun ne semble le satisfaire, et dont certainement aucun ne satisfera ceux qui ne veulent pas se payer de mots et de formules, mais qui cherchent une vérité pratique et sociale. Je vais les énumérer sans discuter chacun d’eux, ce qui m’obligerait l’analyse du livre entier : le simple énoncé des résultats de’cette recherche montrera combien grande est la difficulté du problème.

  1. Guyeau, déjà cité.