Aller au contenu

Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/37

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’animal. D’un autre côté, ils font observer qu’il y a certaines peuplades sauvages chez lesquelles les facultés intellectuelles semblent très peu développées. Bien loin de combattre la thèse que je soutiens, ces exemples servent au contraire a la confirmer. En effet, ces animaux si intelligents n’arrivent jamais à comprendre le langage humain, à converser avec l’homme par des phrases composées de mots, à écrire des signes intelligibles.

Au contraire, les sauvages quelque dégradés qu’ils soient, quelque restreint que semble être l’horizon de leurs idées, ont cependant un langage, une grammaire ; ils arrivent à comprendre la langue des peuples civilisés, et il n’est aucune de ces races qui soit rebelle a un commencement d’instruction élémentaire. Qu’est-ce que cela signifie, sinon qu’entre l’intelligence de l’animal et celle de l’homme il y a une différence non de degré, mais de nature et d’espèce, sinon que le plus intelligent des animaux est aussi loin du langage humain que celui dont les sensations en sont les plus obtuses, sinon que le plus dégradé et le moins développé des hommes possède déjà dans le langage ce qui manque à tous les animaux ? N’est-ce pas la preuve évidente qu’il y a entre l’animal et l’homme une rupture complète de la loi de continuité ? Mais cette rupture devient plus évidente et plus manifeste encore, si nous considérons l’homme non plus seulement dans sa vie individuelle, mais dans ses rapports avec les autres hommes, et si nous comparons les sociétés humaines à celles que l’on observe chez les animaux.


IV


Si la parole est le trait qui distingue l’homme individuel de l’animal, le trait propre des sociétés humaines, c’est la perfectibilité. Les sociétés humaines sont capables de progrès. Le progrès chez elles n’est sans doute pas nécessaire, il est intermittent, il a lieu chez certains peuples et dans certaines circonstances. Chez d’autres peuples et dans d’autres circonstances, le progrès s’arrête et est remplacé par la décadence. L’action irrégulière de la liberté humaine, l’influence favorable ou funeste des grands hommes, des conquérants, des souverains puissants, sont des causes qui peuvent accélérer, ralentir ou même arrêter le progrès général. Néanmoins ce progrès existe, et il n’est pas douteux que les sociétés humaines ne soient perfectibles. Ce qu’il importe d’observer, c’est que l’une des causes, et peut-être la cause la plus puissante de cette perfectibilité, consiste dans la faculté d’abstraire et de juger particulière à l’homme, et dans le langage qui en est l’expression visible, et qui