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Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/58

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l’armée humaine marchait dans la voie du progrès. On ne donne aucune preuve de cette assertion. Elle suppose que l’humanité ne peut être que dans deux états, à l’état de progrès ou à l’état stationnaire. Si cela était vrai, tout ce qui n’a pas avancé serait resté dans son état antérieur.

Mais il y a une troisième alternative: il y a celle de la décadence. Des peuples civilisés peuvent retourner à la barbarie; des peuples barbares peuvent retourner à l’état sauvage. L’histoire nous en présente de nombreux exemples. Les Kabyles de l’Algérie sont les descendants des habitants civilisés de l’Afrique romaine. La Mésopotamie, l’une des plus anciennes patries de la civilisation, est maintenant à l’état barbare. Plus récemment, nous trouvons dans les régions méridionales de l’Afrique, les Boërs, qui sont des colons hollandais retournés à un état demi-sauvage. Les traditions recueillies par les premiers conquérants de l’Amérique indiquent que les sauvages des Antilles avaient jadis été civilisés et étaient retombés dans l’état d’ignorance grossière où ils ont été trouvés.

Si de plus on observe que les peuples les plus dégradés sont les habitants de certaines îles éloignées, telles que l’Australie, la Nouvelle-Guinée, ou des extrémités des continents, telle que la Patagonie, il y a lieu de croire que ce sont des races inférieures pourchassées par d’autres races plus fortes, et condamnées à lutter contre des difficultés de vie plus grandes et une nature plus hostile. Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, ces peuples soient tombés dans un état croissant de barbarie. Cette remarque est due à un philosophe anglais qui a traité cette question avec une haute compétence, le duc d’Argyle. La dégénérescence des races humaines, la décroissance de la civilisation est donc un fait qui s’est réalisé souvent et que l’on peut toujours supposer. Cette décadence est bien plus vraisemblable que l’état stationnaire. Il est probable que là ou l’homme n’avance pas il recule. Dès lors il n’y a aucune raison d’assimiler l’état des sauvages les plus dégradés à celui des premiers hommes. Et lors même que nous admettrions que, parmi les peuples actuellement sauvages, il en est quelques-uns qui soient restés ce qu’étaient nos premiers pères, rien ne permet de supposer que ces types conservés de l’humanité primitive soient les sauvages tout à fait dégradés, chez lesquels on ne découvre aucune idée religieuse ni morale.

Mais ces sauvages si dégradés existent-ils réellement? Y a-t-il vraiment sur la terre des races humaines chez lesquelles la moralité soit inconnue? C’est encore une question très difficile à résoudre. Rien n’est plus contradictoire que les récits des voyageurs au sujet des peuples sauvages. Les races auxquelles certains auteurs attri-