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Page:Broglie - La morale évolutioniste.djvu/59

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buent une absence totale d’idées morales sont louées par d’autres comme possédant des vertus inconnues chez les peuples civilisés. Pour n’en citer qu’un exemple, les habitants de la Terre-de-Feu sont cités par certains voyageurs comme les plus dégrades des êtres. Darwin, qui les a visités, se demande si ce sont des êtres humains, tant ils sont hideux ; c’est à peine s’ils parlent un langage articulé. Mais, d’autre part, Virchow, qui a étudié les Fuégiens venus à Berlin, déclare qu’ils ne diffèrent guère, quant au type, des autres hommes. D’autre part, le voyageur Giacomo Bove[1] qui a étudié leur langage, a reconnu chez eux un vocabulaire de trente mille mots et dit que leur langue est très douce. Enfin, dans un voyage plus récent, celui du docteur Hyades, membre d’une mission scientifique au cap Horn, nous lisons ceci. « Les Fuégiens ont un mot pour désigner l’amitié, mais ce sentiment chez eux n’est pas très énergique. Le sentiment de la compassion est encore plus faible ; les malades ne sont pas cependant abandonnés et les faibles sont secourus. Il n’y a pas de tradition d’anthropophagie. Les parents aiment les enfants et s’en occupent. À l’âge adulte, on a du respect pour les parents, et les vieillards ne sont jamais maltraités. La femme est assujettie à son mari, mais, pourvu qu’elle soit fidèle, celui-ci ne la maltraite pas. Le sentiment de l’amour est fréquent ; la pudeur existe et porte un nom spécial. Le mariage est fondé généralement sur une affection réciproque. La polygamie, que l’usage autorise, paraît cependant être l’exception. La propriété est individuelle ; il n’y a pas de chef, pas de hiérarchie sociale, pas d’esclaves. L’industrie se compose de la pêche, de la chasse des animaux, même des oiseaux. On ignore complètement l’agriculture, la céramique, la métallurgie[2]. »

Vous voyez combien ce tableau diffère de l’idée de Darwin, qui voit dans les Fuégiens un intermédiaire entre l’homme et le singe. On comprend que Max Müller ait dit, en parlant de ce témoignage de Darwin « Darwin a cru voir ce qu’il raconte, mais il a vu le Fuégien avec des yeux darwiniens et à travers son système. » Vous remarquerez aussi qu’il s’agit d’un peuple chasseur, qui n’a pas d’animaux domestiques ni de champs cultivés, et dans lequel la société civilisée n’existe pas encore. Or. dans un tel peuple, nous trouvons des vertus de famille et des sentiments moraux. Si donc il était vrai que les Fuégiens représentassent les premiers hommes et qu’ils fussent ce que dit le docteur Hyades, leur témoignage serait directement contraire à la théorie d’Herbert Spencer : ils prouveraient que, les notions morales ont précédé la civilisation matérielle et

  1. Ninetennth Century, article de Max Müller : The Savage, janvier 1885.
  2. Revue scientifique de la France et de l’étranger, décembre 1883.