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Page:Broglie - Souvenirs, 1785-1817.djvu/303

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sa voix, prenait mon bras, le quittait, puis revenait à moi, sans avoir d’ailleurs rien à me dire. C’était madame Récamier. Ce manège me parut d’autant plus singulier, que, la connaissant depuis bien des années, ayant souvent passé des jours, voire même des semaines avec elle, à la campagne, je n’avais jamais été ni l’admirateur de sa beauté, ni l’objet de ces préférences banales qu’elle prodiguait à tout venant, grand ou petit, jeune ou vieux, beau ou laid, sot ou spirituel, le tout en tout bien tout honneur, et comme pour s’exercer dans l’art de plaire et s’entretenir la main. Aussi n’était-ce pas de moi qu’il s’agissait. En coquetterie flagrante, d’une part avec Benjamin Constant, de l’autre avec Auguste de Forbin, j’étais, en quelque sorte, un instrument dont elle jouait ; elle se divertissait à entretenir leur jalousie réciproque en feignant de s’occuper de moi ; sous mon masque, j’étais Forbin pour Benjamin Constant, et Benjamin Constant pour Forbin ; ce qui prouvait, du reste, qu’elle se moquait également de l’un et de l’autre. Je coupai court à ce charitable passe-temps, qui ne convenait ni à ma position, ni à mon caractère, et qui pouvait aboutir à me mettre gratuitement sur les bras deux sottes querelles, en quittant le