Aller au contenu

Page:Brossard - Correcteur typographe, 1924.djvu/148

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
126
LE CORRECTEUR TYPOGRAPHE

de lui faire jouer le grand jeu, ils se mettaient à plusieurs pour le travailler. Alors l’interpellé renouvelait le récit d’une des expéditions faites, en fin d’un bon repas, à l’office du restaurant où il prenait pension ; ses expressions avaient le sel rabelaisien de circonstance, mais sa mimique, cependant assez expressive, paraissait toujours insuffisante à quelques-uns qui affectaient obstinément de ne point comprendre ; excité, notre Méridional, dont la jeune vieillesse semblait défier les années, précisait et, dans l’ardeur de sa démonstration imitative, maintes fois il faisait avec fracas basculer son pupitre. C’était la fin attendue ; toujours elle provoquait un fou rire général, cependant que l’intéressé vaguement déconcerté ajoutait avant de rétablir l’équilibre de son pupitre : « Qu’auriez-vous dit si vous aviez entendu le retentissant tumulte d’une table chargée de vaisselle trop hâtivement basculée et qui brusquement vous laissait en détresse, faisant accourir le patron… quand ce n’était pas la patronne ! »

« À la suite d’un faux aiguillage, Lesiffleur, un chef de gare, s’était réfugié en ce bureau de correction. Taillé en Hercule, d’humeur paisible, la figure enluminée d’un rouge brique, cet homme parlait peu, travaillait ferme et parfois, quand la nuit avait été pénible, sommeillait doucement. Il avait fait la campagne de 1870 en qualité de carabinier : si de cette terrible aventure il avait conservé quelques souvenirs, nul ne le savait, car on ne parvenait point à les lui… extirper. Du Nord il était, froid, peu communicatif. Le pernod, qu’il appréciait à un haut degré, n’arrivait point à l’émouvoir ; mainte bonne langue affirmait que, pour regagner son domicile, le soir, quelques mominettes espacées chez plusieurs « troquets » attitrés lui servaient de guides et remplaçaient toute « toquante » : habitude d’autan, il ne ratait jamais le train… Par quelle suite de circonstances fut-il, au matin d’une glaciale nuit d’hiver, trouvé privé de sentiment près d’un pont, loin du chemin de fer dont chaque jour il utilisait la voie pour venir au bureau ? On ne le sut jamais, mais la rumeur — vox Populi, vox Veritatis — en rendit le malfaisant pernod responsable !

« Homme à tous égards respectable, aux idées et aux mœurs d’un autre siècle, Mathusalem, l’Ancêtre, était un exemple vivant de scrupuleuse conscience et de volonté peu commune. Tant qu’il lui fut possible de se rendre au travail, il refusa obstinément de se faire hospitaliser : « il eût pris, disait-il, la place de plus malheureux que lui ».