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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/584

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quelquefois les grands animaux avec avantage, et que, suppléant à la force qui lui manque par la ruse et l’agilité, il se cramponne sur le dos des buffles, les ronge tout vifs et en détail après leur avoir crevé les yeux[1] ; et ce qui rendrait cette férocité plus odieuse, c’est qu’elle serait en lui l’effet, non de la nécessité, mais d’un appétit de préférence pour la chair et le sang, d’autant qu’il peut vivre de tous les fruits, de toutes les graines, de tous les insectes et même des poissons morts, et qu’aucun autre animal ne mérite mieux la dénomination d’omnivore[2].

Cette violence et cette universalité d’appétit, ou plutôt de voracité, tantôt l’a fait proscrire comme un animal nuisible et destructeur, et tantôt lui a valu la protection des lois, comme à un animal utile et bienfaisant : en effet, un hôte de si grosse dépense ne peut qu’être à charge à un peuple pauvre ou trop peu nombreux, au lieu qu’il doit être précieux dans un pays riche et bien peuplé, comme consommant les immondices de toute espèce dont regorge ordinairement un tel pays. C’est par cette raison qu’il était autrefois défendu en Angleterre, suivant Belon, de lui faire aucune violence[3], et que dans l’île Feroé, dans celle de Malte, etc., on a mis sa tête à prix[4].

Si aux traits sous lesquels nous venons de représenter le corbeau on ajoute son plumage lugubre, son cri plus lugubre encore, quoique très faible à proportion de sa grosseur, son port ignoble, son regard farouche, tout son corps exhalant l’infection[5], on ne sera pas surpris que, dans presque tous les temps, il ait été regardé comme un objet de dégoût et d’horreur : sa chair

  1. Voyez Ælian, Natur. animal., lib. ii, cap. li, et le Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, t. VIII, p. 273 et suiv. C’est peut-être là l’origine de l’antipathie qu’on a dit être entre le bœuf et le corbeau. Voyez Aristot., Hist. animal., lib. ix, cap. i. Au reste, j’ai peine à croire qu’un corbeau attaque un buffle, comme les voyageurs disent l’avoir observé. Il peut se faire que ces oiseaux se posent quelquefois sur le dos des buffles, comme la corneille mantelée se pose sur le dos des ânes et des moutons, et la pie sur le dos des cochons, pour manger les insectes qui courent dans le poil de ces animaux. Il peut se faire encore que parfois les corbeaux entament le cuir des buffles par quelques coups de bec mal mesurés, et même qu’ils leur crèvent les yeux, par une suite de cet instinct qui les porte à s’attacher à tout ce qui est brillant ; mais je doute fort qu’ils aient pour but de les manger tout vifs et qu’ils pussent en venir à bout.
  2. Voyez Aristot., Hist. animal., lib. viii, cap. iii. Willughby, Ornitholog., p. 82 et suiv. J’en ai vu de privés qu’on nourrissait en grande partie de viande, tantôt crue, tantôt cuite.
  3. Nature des oiseaux, p. 279. Belon écrivait vers l’an 1550. « Sancta avis a nostris habetur, nec facile ab ullo occiditur. » Fauna Suecica, no 69. Les corbeaux jouissent de la même sauvegarde à Surinam, selon le docteur Fermin, Description de Surinam, t. II, p. 148.
  4. Actes de Copenhague, années 1671, 1672. Observat. xlix. À l’égard de l’île de Malte, on m’assure que ce sont des corneilles ; mais on me dit en même temps que ces corneilles sont établies sur les rochers les plus déserts de la côte, ce qui me fait croire que ce sont des corbeaux.
  5. Les auteurs de la Zoologie Britannique sont les seuls qui disent que le corbeau exhale une odeur agréable, ce qui est difficile à croire d’un oiseau qui vit de charogne. D’ailleurs, on sait par expérience que les corbeaux nouvellement tués laissent aux doigts une odeur aussi désagréable que celle du poisson. C’est ce que m’assure M. Hébert, observateur digne de toute confiance, et ce qui est confirmé par le témoignage de Hernandez,