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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/585

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était interdite aux Juifs ; les sauvages n’en mangent jamais[1], et parmi nous les plus misérables n’en mangent qu’avec répugnance et après avoir enlevé la peau, qui est très coriace. Partout on le met au nombre des oiseaux sinistres, qui n’ont le pressentiment de l’avenir que pour annoncer des malheurs. De graves historiens ont été jusqu’à publier la relation de batailles rangées entre des armées de corbeaux et d’autres oiseaux de proie, et à donner ces combats comme un présage des guerres cruelles qui se sont allumées dans la suite entre les nations[2]. Combien de gens, encore aujourd’hui, frémissent et s’inquiètent au bruit de son croassement ! Toute sa science de l’avenir se borne cependant, ainsi que celle des autres habitants de l’air, à connaître mieux que nous l’élément qu’il habite, à être plus susceptible de ses moindres impressions, à pressentir ses moindres changements, et à nous les annoncer par certains cris et certaines actions qui sont en lui l’effet naturel de ces changements. Dans les provinces méridionales de la Suède, dit M. Linnæus, lorsque le ciel est serein, les corbeaux volent très haut, en faisant un certain cri qui s’entend de fort loin[3]. Les auteurs de la Zoologie britannique ajoutent que, dans cette circonstance, ils volent le plus souvent par paires[4]. D’autres écrivains, moins éclairés, ont fait d’autres remarques mêlées plus ou moins d’incertitudes et de superstitions[5].

Dans le temps que les aruspices faisaient partie de la religion, les corbeaux, quoique mauvais prophètes, ne pouvaient qu’être des oiseaux fort intéressants ; car la passion de prévoir les événements futurs, même les plus tristes, est une ancienne maladie du genre humain : aussi s’attachait-on beaucoup à étudier toutes leurs actions, toutes les circonstances de leur vol, toutes les différences de leur voix, dont on avait compté jusqu’à soixante-quatre inflexions distinctes, sans parler d’autres différences plus fines et trop difficiles à apprécier[6] ; chacune avait sa signification déterminée ; il ne manqua pas de charlatans pour en procurer l’intelligence[7], ni de gens simples pour y croire ; Pline, lui-même, qui n’était ni charlatan ni superstitieux, mais qui travailla quelquefois sur de mauvais mémoires, a eu soin d’indiquer celle de toutes ces voix qui était la plus sinistre[8]. Quelques-uns ont poussé

    p. 331. Il est vrai qu’on a dit du caranero, espèce de vautour d’Amérique, à qui on a aussi appliqué le nom de corbeau, qui exhale une odeur de musc, quoiqu’il vive de voiries (Voyez le Page du Pratz, Histoire de la Louisiane, t. II, p. 111) ; mais le plus grand nombre assure précisément le contraire.

  1. Voyage du P. Théodat, récollet, p. 300.
  2. Voyez Æneas Sylvius, Hist. Europ., cap. liii. — Bembo, Init., lib. v. — Gesner, De Avibus, p. 347.
  3. « In Smolandia et australioribus provinciis, cœlo sereno, altè volitat, et singularem clangorem seu tonum clong remotissimè sonantem excitat. » Fauna Suecica, no 75.
  4. British Zoology, p. 75.
  5. Voyez Pline, Belon, Gesner, Aldrovande, etc.
  6. Aldrovande, t. Ier, p. 693.
  7. Voyez Pline, lib. xxix, cap. iv.
  8. « Pessima eorum significatio cùm glutinnt vocem velut strangulati », lib. x, cap. xii.