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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/587

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d’intelligence et par une manœuvre combinée, du moins si l’on peut croire ce que rapporte Aulu-Gelle du corbeau de Valérius[1].

Ajoutons à tout cela que le corbeau paraît avoir une grande sagacité d’odorat pour éventer de loin les cadavres[2] ; Thucydide lui accorde même un instinct assez sûr pour s’abstenir de ceux de ces animaux qui sont morts de la peste[3] ; mais il faut avouer que ce prétendu discernement se dément quelquefois et ne l’empêche pas toujours de manger des choses qui lui sont contraires, comme nous le verrons plus bas. Enfin, c’est encore à l’un de ces oiseaux qu’on a attribué la singulière industrie, pour amener à sa portée l’eau qu’il avait aperçue au fond d’un vase trop étroit, d’y laisser tomber une à une de petites pierres, lesquelles en s’amoncelant firent monter l’eau insensiblement et le mirent à même d’étancher sa soif[4]. Cette soif, si le fait est vrai, est un trait de dissemblance qui distingue le corbeau de la plupart des oiseaux de proie[5], surtout de ceux qui se nourrissent de proie vivante, lesquels n’aiment à se désaltérer que dans le sang, et dont l’industrie est beaucoup plus excitée par le besoin de manger que par celui de boire. Une autre différence, c’est que les corbeaux ont les mœurs plus sociales ; mais il est facile d’en rendre raison ; comme ils mangent de toutes sortes de nourriture, ils ont plus de ressources que les autres oiseaux carnassiers, ils peuvent donc subsister en plus grand nombre dans un même espace de terrain, et ils ont moins de raisons de se fuir les uns les autres. C’est ici le lieu de remarquer que, quoique les corbeaux privés mangent de la viande crue et cuite, et qu’ils passent communément pour faire dans l’état de liberté une grande destruction de mulots, de campagnols, etc.[6], M. Hébert,

  1. Un Gaulois de grande taille, ayant défié à un combat singulier les plus braves des Romains, un tribun, nommé Valérius, qui accepta le défi, ne triompha du Gaulois que par le secours d’un corbeau qui ne cessa de harceler son ennemi, et toujours à propos, lui déchirant les mains avec son bec, lui sautant au visage et aux yeux, en un mot l’embarrassant de manière qu’il ne put faire usage de toute sa force contre Valérius, à qui le nom de Corvinus en resta. Noct. Atticæ, lib. ix, cap. xi.
  2. « Corvi in auspiciis soli intellectum videntur habere significationum suarum, nam cùm Mediæ hospites occisi sunt, omnes e Peloponneso et atticâ regione volaverunt. » Pline, lib. x, cap. xii. D’après Aristote, lib. ix, cap. xxxi. — « Mirâ sagacitate cadavera subolfacit, et licet remotissima. » Fauna Suecica, no 69.
  3. Voyez Thucydid., lib. ii.
  4. Pline, lib. x, cap. xliii.
  5. « Insigniter aquis oblectatur corvus ac cornix. » Gesner, p. 336.
  6. On dit qu’à l’île de France on conserve précieusement une certaine espèce de corbeau destinée à détruire les rats et les souris. Voyage d’un officier du roi, 1772, p. 122 et suiv. On dit que les îles Bermudes ayant été affligées pendant cinq années de suite par une prodigieuse multitude de rats qui dévoraient les plantes et les arbres, et qui passaient à la nage successivement d’une île à l’autre, ces rats disparurent tout d’un coup, sans qu’on en pût assigner d’autre cause, sinon que dans les deux dernières années on avait vu dans ces mêmes îles une grande quantité de corbeaux qui n’y avaient jamais paru auparavant et qui n’y ont point reparu depuis ; mais tout cela ne prouve point que les corbeaux soient de grands destructeurs de rats, car on peut être la dupe d’un préjugé dans l’île de France comme ailleurs ; et à l’égard des rats des îles Bermudes, il peut se faire qu’ils se soient entre-détruits, comme