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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/586

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la folie jusqu’à manger le cœur et les entrailles de ces oiseaux, dans l’espérance de s’approprier leur don de prophétie[1].

Non seulement le corbeau a un grand nombre d’inflexions de voix répondant à ses différentes affections intérieures, il a encore le talent d’imiter le cri des autres animaux[2], et même la parole de l’homme, et l’on a imaginé de lui couper le filet afin de perfectionner cette disposition naturelle. Colas est le mot qu’il prononce le plus aisément[3], et Scaliger en a entendu un qui, lorsqu’il avait faim, appelait distinctement le cuisinier de la maison, nommé Conrad[4]. Ces mots ont en effet quelques rapports avec le cri ordinaire du corbeau.

On faisait grand cas à Rome de ces oiseaux parleurs, et un philosophe n’a pas dédaigné de nous raconter assez au long l’histoire de l’un d’eux[5]. Ils n’apprennent pas seulement à parler, ou plutôt à répéter la parole humaine, mais ils deviennent familiers dans la maison ; ils se privent, quoique vieux[6], et paraissent même capables d’un attachement personnel et durable[7].

Par une suite de cette souplesse de naturel, ils apprennent aussi, non pas à dépouiller leur voracité, mais à la régler et à l’employer au service de l’homme. Pline parle d’un certain Craterus d’Asie, qui s’était rendu fameux par son habileté à les dresser pour la chasse, et qui savait se faire suivre, même par les corbeaux sauvages[8]. Scaliger rapporte que le roi Louis (apparemment Louis XII) en avait un ainsi dressé, dont il se servait pour la chasse des perdrix[9]. Albert en avait vu un autre à Naples qui prenait et des perdrix et des faisans, et même d’autres corbeaux ; mais, pour chasser ainsi les oiseaux de son espèce, il fallait qu’il y fût excité et comme forcé par la présence du fauconnier[10]. Enfin, il semble qu’on lui ait appris quelquefois à défendre son maître et à l’aider contre ses ennemis avec une sorte

  1. Porphyr. De abstinendo ab animant., lib. ii.
  2. Aldrovande, t. Ier, p. 693.
  3. Belon, Nature des oiseaux, p. 279.
  4. Exercitatio (in Cardanum, 237). Scaliger remarque comme une chose plaisante que ce même corbeau ayant trouvé un papier de musique l’avait criblé de coups de bec, comme s’il eût voulu lire cette musique (ou battre la mesure). Il me paraît plus naturel de penser qu’il avait pris des notes pour des insectes, dont on sait qu’il fait quelquefois sa nourriture.
  5. « Maturè (et adhuc pullus) sermoni assuefactus omnibus matutinis evolans in rostra,… Tiberium, dein Germanicum et Drusum Cæsares nominatim, mox transeuntem populum romanum salutabat, postea ad tabernam remeans, etc. » Pline, lib. x, cap. xliii.
  6. « Corvus longævus citissimè fit domesticus. » Voyez Gesner, p. 338.
  7. Témoin ce corbeau privé dont parle Schwenckfeld, lequel s’étant laissé entraîner trop loin par ses camarades sauvages, et n’ayant pu sans doute retrouver le lieu de sa demeure, reconnut dans la suite sur le grand chemin l’homme qui avait coutume de lui donner à manger, plana quelque temps au-dessus de lui en croassant, comme pour lui faire fête, vint se poser sur sa main et ne le quitta plus. Aviarium Silesiæ, p. 245.
  8. Pline, lib. x, cap. xliii.
  9. In Cardanum exercitat. 232.
  10. Voyez Aldrovande, p. 702. Voyez aussi Dampier, t. II, p. 25.