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Page:Buffon - Œuvres complètes, éd. Lanessan, 1884, tome V.djvu/621

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veut, à sa défiance[NdÉ 1] ; elle a continuellement l’œil au guet sur ce qui se passe au dehors : voit-elle approcher une corneille, elle vole aussitôt à sa rencontre, la harcèle et la poursuit sans relâche, et avec de grands cris, jusqu’à ce qu’elle soit venue à bout de l’écarter[1]. Si c’est un ennemi plus respectable, un faucon, un aigle, la crainte ne la retient point, et elle ose encore l’attaquer avec une témérité qui n’est pas toujours heureuse ; cependant il faut avouer que sa conduite est quelquefois plus réfléchie, s’il est vrai ce qu’on dit, que lorsqu’elle a vu un homme observer trop curieusement son nid, elle transporte ses œufs ailleurs, soit entre ses doigts, soit d’une autre manière encore plus incroyable[2]. Ce que les chasseurs racontent à ce sujet de ses connaissances arithmétiques n’est guère moins étrange, quoique ces prétendues connaissances ne s’étendent pas au delà du nombre de cinq[3].

Elle pond sept ou huit œufs à chaque couvée, et ne fait qu’une seule couvée par an, à moins qu’on ne détruise ou qu’on ne dérange son nid, auquel cas elle en entreprend tout de suite un autre, et le couple y travaille avec tant d’ardeur, qu’il est achevé en moins d’un jour ; après quoi elle fait une seconde

  1. Frisch, planche 68.
  2. « Surculo super bina ova imposito, ac ferruminato alvi glutino, subditâ cervice medio, æquâ ulrinque librâ deportant aliò. » Plin., lib. x, cap. xxxiii.
  3. Les chasseurs prétendent que, si la pie voit entrer un homme dans une hutte construite au pied de l’arbre où est son nid, elle n’entrera pas elle-même dans son nid qu’elle n’ait vu sortir l’homme de la hutte ; que si on a voulu la tromper en y entrant deux et n’en sortant qu’un, elle s’en aperçoit très bien et n’entre point qu’elle n’ait vu sortir aussi le second ; qu’il en est de même pour trois ou pour quatre et même encore pour cinq, mais que s’il y en est entré six, le sixième peut rester sans qu’elle s’en doute ; d’où il résulterait que la pie aurait une appréhension nette de la suite des unités et de leurs combinaisons au-dessous de six : et il faut avouer que l’appréhension nette du coup d’œil de l’homme est renfermée à peu près dans les mêmes limites.
  1. Nordmann raconte un curieux trait de mœurs qui prouve jusqu’à quel point la pie est capable de pousser la ruse. « Quatre ou cinq couples de pies, dit-il, nichent depuis plusieurs années dans le jardin botanique d’Odessa où j’ai ma demeure. Ces oiseaux me connaissent très bien, moi et mon fusil, et quoiqu’ils n’aient jamais été l’objet d’aucune poursuite, ils mettent en pratique toutes sortes de moyens pour donner le change à l’observateur. Non loin des habitations se trouve un petit bois de vieux frênes, dans les branches desquels les pies établissent leurs nids. Plus près de la maison, entre cette dernière et le petit bois, sont plantés quelques grands ormeaux et quelques robiniers. Dans ces arbres, les rusés oiseaux établissent des nids postiches dont chaque couple fait au moins trois ou quatre et dont la construction les occupe jusqu’au mois de mars. Pendant la journée, surtout quand ils s’aperçoivent qu’on les observe, ils y travaillent avec ardeur, car si quelqu’un vient par hasard les déranger, ils volent autour des arbres, s’agitent et font entendre des cris inquiets ; mais tout cela n’est que ruse et fiction, car, tout en faisant ces démonstrations de trouble et de sollicitude pour ces nids postiches, ils avancent insensiblement la construction du nid destiné à recevoir les œufs et y travaillent dans le plus grand silence et pour ainsi dire en cachette, durant les premières heures de la matinée et le soir. Si parfois quelque indiscret vient les y surprendre, soudain ils s’envolent sans faire entendre un son vers leurs autres nids et se remettent à l’œuvre comme si de rien n’était en montrant toujours le même embarras et la même inquiétude, afin de détourner l’attention et de déjouer la poursuite. »