Aller au contenu

Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/196

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
CHRONIQUES

on infusa l’énervant produit de la Chine et on me le servit brûlant. Une seule chandelle, ruisselante, fichée dans un chandelier plein de vert-de-gris, m’éclairait dans un sombre appartement nu et désolé. Un homme moins héroïque aurait éprouvé ces premiers tressaillements de la peur qui font tremblotter le gras des jambes ; j’eus quelques instants l’envie d’avoir peur, mais je me rassurai bientôt à l’apparition d’une jeune fille, tendre marguerite perdue dans les broussailles.

C’est elle qui m’apporta mon thé, escorté d’une vaste terrine de lait. Ce préambule ranima la confiance et l’espoir dans mon sein ; on a bien dit que la femme est l’ange consolateur de la vie. Mais il faut avec le lait quelque peu de sucre dans le thé pour rétablir les forces du pauvre voyageur. Je me hasardai à demander ce produit des Antilles. — « Du sucre, du sucre, » me dit avec une voix douce comme un bâton de tire la tendre marguerite. « il n’y a pas de sucre, monsieur. » Soubresaut subit, mais aussitôt réprimé de toute ma personne. — « Ah ! il n’y a pas de sucre ! Comment voulez-vous que je boive mon thé sans sucre ? Je ne suis pas un anachorète, un de ces martyrs aussi volontaires que sublimes de la Thébaïde, un de ces pèlerins du temps des croisades qui ont fait vœu de s’abstenir de tous les ingrédients propres à édulcorer le breuvage ; je suis simplement un chroniqueur, le premier des chroniqueurs canadiens, un des plus grands pécheurs de mon pays, un homme pour qui le sucre est un noble objet de consommation, une des bouches les plus délicates, un des estomacs les plus difficiles de la Province… Donc, jeune fille des champs, donnez-moi du sucre, ce sucre fût-il de la mélasse. — Ah ! pour d’la