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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/245

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CHRONIQUES

sud d’assez près pour, qu’avec une longue-vue, l’apparence de la contrée soit parfaitement saisissable. C’est encore plat ; peu d’accidents de terrain, peu de variété, si ce n’est une petite chaîne de montagnes qui sert de contrefort au versant de cette région dans le fleuve. Nous arrivons à la limite des paroisses qui se suivent régulièrement ; dans une heure il n’y aura plus que des établissements détachés, de plus en plus rares, des « chantiers, » des postes de pèche et quelques villages comme Cap-Chat, Sainte-Anne-des-Monts

La houle du Golfe commence à se faire sentir, mais personne encore n’a le mal de mer, si ce n’est une jeune et jolie femme qui m’a aimé jadis ; aussi, son cœur est-il plus promptement atteint. On la couche sur le pont, bien enveloppée d’une couverture de voyage, et son regard se porte de moi sur les flots, d’un supplice à l’autre. Moi, cruel, je souris aux éléments.

Nous sommes une cinquantaine de passagers de cabine, dix hommes d’équipage, un capitaine de soixante-et-dix ans, vieux loup-de-mer qui a un brandy-nose[1] où l’on pourrait jeter l’ancre au besoin, et la tête comme une équerre, ce qui ne l’empêche pas d’être un galant homme et un homme galant. Il commande le Secret depuis des années et il a couru le blocus durant la guerre civile des États-Unis : à ce propos, laissez-moi vous dire que plusieurs des bateaux de la Compagnie ne sont ni plus ni moins que d’anciens coureurs de blocus ; c’est pour cela qu’ils sont si étroits. La guerre finie, ils ne pouvaient plus servir qu’à un com-

  1. On appelle en anglais « brandy-nose » une trogne d’ivrogne.