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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/244

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CHRONIQUES

fatiguées de médire. Tous les passagers ont mal dormi ; quelques-uns même se sont réveillés sans connaissance ; l’asphixie a été complète, dans certains cas même mortelle. Pour moi, que le lecteur ne doit pas perdre de vue, je suis sur le pont depuis trois heures ; j’aime mieux mourir gelé que de tomber en décomposition tout vivant.

Ce qui est choquant, ce qui est superlativement stupide, c’est qu’il n’y ait pas une carte à bord pour orienter les passagers ; il faut voyager dans ces bateaux-là en aveugle. La Compagnie vous donne à manger, vous couche dans des coquilles, prend votre argent, mais ne fait rien pour l’intelligence du voyageur. Il faut fatiguer le capitaine, puis le second, puis le pilote, puis chacun des matelots tour-à-tour pour avoir des renseignements qui, souvent, se contredisent entre eux. Pourvu qu’on vous rende à destination, comme un ballot de marchandises, c’est tout ce qu’on semble envisager ; le voyageur ne doit rien savoir, si ce n’est l’heure d’arrivée et le prix du passage. C’est comme cela qu’on apprend à l’étranger à connaître notre pays, et aux Canadiens eux-mêmes à en parcourir d’immenses étendues, sans autre notion que celle de la distance et des inconvénients ou agréments passagers de telle ou telle expédition.

En ce moment, midi et demie, nous sommes devant Matane, à quatre-vingt lieues en bas de Québec. Ce n’est pas encore le Golfe, mais ça y ressemble bien. Le fleuve a ici quinze lieues de largeur et la côte du nord émerge à peine à l’horizon ; nous suivons la rive