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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/249

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CHRONIQUES

de la lune ; de l’autre, l’espace, un horizon de vagues et le vent qui bondit sur leur cime. Tout est silencieux ; les étoiles nous regardent et le sillon que trace le steamer se remplit d’étincelles. Le jour n’est pas encore éteint et la nuit l’enveloppe de ses replis innombrables ; c’est l’heure où l’on pense en automne, où l’on ferme son ombrelle en été, où l’on soupe dans toutes les saisons. Nous sommes dans le sombre infini. Les cieux, les flots et l’air, le grand air, l’air libre, flottent au-dessus et autour de nous…

Quelle chose délicieuse que d’avoir des poumons ! J’engouffre l’oxigène de l’immensité. Le temps nous cajole toujours ; évidemment, c’est là une plaisanterie qui va bientôt tourner au tragique. Néanmoins, les matelots nous assurent que nous allons avoir beau pendant deux jours. Illusion nautique ! Le marin, fils de l’espace, est candide et se fie aux apparences ; Éole le blague tout en ayant l’air de n’avoir aucun secret pour lui ; le dieu des vents est comme tous les mauvais dieux, ses fidèles ne sont que des dupes.

La soirée est longue à bord, surtout lorsqu’il n’y a ni joueurs de whist, ni musique, et que le hot scotch seul vient couper les heures monotones qui s’accumulent comme autant de sacs de plomb sur la tête. On ne peut pas toujours être à quatre pattes devant l’immensité à lui dire qu’on la trouve superbe. Quand on a reconnu cinq ou six fois en vingt-quatre heures sa petitesse humaine, il semble que cela suffit et qu’un peu de variété à cet exercice rafraîchirait le tempérament ; mais dans le Golfe, à cent milles de Gaspé, l’homme n’a d’autre ressource que de se comparer aux astres et de se mesurer en face de mondes innombrables, des