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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/298

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sans volonté, allant toujours devant moi. Je vis passer le flot de la multitude, cet océan de têtes toujours renouvelées qui vont et viennent, confuses, tourmentées, sombres, avides, inquiètes. Je me demandai ce que j’étais pour tout ce monde et ce qu’il était pour moi, et je me sentis seul. Quelque chose de farouche entra alors dans mon âme ; je me pris à haïr, à voir des ennemis dans tous ces indifférents ; puis un accablement subit s’appesantit sur tout mon être, l’angoisse étreignit mon cœur dans ses serres brûlantes, tout mon sang y reflua, rapide ; mon front se couvrit de sueurs et je m’assis haletant, près de défaillir, sur un des bancs qui se trouvaient le long du chemin. Je restai longtemps dans cette prostration ; car, lorsque je me levai, des flots de lumière tombaient sur moi de toutes parts ; la foule joyeuse et blasée se rendait aux théâtres, aux cafés, aux concerts ; les équipages ruisselaient sur le boulevard, les boutiques étincelaient, l’air était chargé de parfums et l’on entendait au loin le murmure bruyant de la grande ville s’ébattant dans les plaisirs avant de se plonger dans la nuit.

Je partis lentement. De sinistres présages commençaient à s’éveiller dans mon esprit ; le doute, ce doute horrible, précurseur du désespoir, saisissait mon esprit pour la première fois ; je me rappelle qu’un lourd nuage flottait sur mes yeux et que j’avançais avec peine. Le bruit retentissant de la ville, les mille séductions de l’élégance, la grandeur des monuments, le raffinement du luxe, tout cela m’apparaissait comme autant de pompeux supplices imaginés pour les malheureux. Oh ! quelle désillusion m’avait surpris tout à coup, dans ce Paris que j’avais tant désiré voir, cette