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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/43

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temps, s’oublier soi-même en oubliant de compter les jours, voilà le secret de la vie !

Il est six heures du soir ; je suis enveloppé de nuages qui portent la foudre, et partout autour de moi l’horizon se resserre. Un bruit de pas précipités vient frapper mon oreille ; le roulement des voitures gronde sur le gravier, et j’entends un bruit mêlé de voix qui se répandent en bruyants échos dans les longs corridors de l’hôtel. C’est l’arrivée des nouveaux voyageurs ; j’accours les voir ; ils sont quarante à cinquante, presque tous des femmes et des jeunes filles ; c’est monotone et ravissant ; nous ne sommes pas assez du sexe laid pour faire diversion et nous sommes encore de trop pour le plaisir de ces dames. Quoi de plus réservé, de plus retenu, de plus exclusif qu’une Anglaise en voyage ? C’est un mur à triple enceinte ; on l’aborde en grande cérémonie, après avoir fait mille circonvallations, et si on ne l’aborde pas, tant mieux ! Il fait déjà assez froid sans aller se geler au contact de ces pâles beautés dont les paroles tombent comme des flocons de neige. Ce sont, ce soir surtout, des femmes du Haut-Canada ; demain l’on attend beaucoup d’Américaines du Sud ; oh ! demain, c’est le grand jour. Combien n’ai-je pas compté de lendemains, moi, pauvre chroniqueur dont le lendemain est toute la fortune ! Mais pour les femmes, demain, c’est jamais. Donc, je n’attends pas les Américaines du Sud, parce qu’elles ont écrit qu’elles allaient venir. Dans deux jours je serai parti, et pourtant j’aurais bien voulu rêver sous