Aller au contenu

Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/443

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la rage des moustiques et aveuglé par le sable brûlant ; j’ai traversé un pays sans issue et j’ai été obligé de revenir sur mes pas pour en sortir, content d’avoir encore dans mes veines quelques gouttes de sang échappées à la fureur des brûlots. Pendant quatre jours je n’ai pas mangé de viande, ce dont il faudra que je tienne compte au carême prochain ; j’ai voyagé, la nuit sous l’orage, le jour sous un soleil mordant, parmi des sables fins et cuisants comme ceux du désert, toujours sans m’arrêter à peine, me bourrant à chaque étape de pain de ménage et de confitures de framboises, de truites et d’omelettes au lard ; j’ai recueilli en quatre jours plus de renseignements sérieux et j’ai fait plus d’observations que tu en as lues dans les journaux depuis cinq ans, sur la même région du lac Saint-Jean ; je suis revenu à Chicoutimi juste comme un coup de vent épouvantable, jetant en un clin-d’œil d’horribles ténèbres sur la rivière Saguenay, enlevait autour de moi cinq à six toitures et enfonçait je ne sais combien de portes, pendant que le tonnerre et les éclairs s’arrêtaient exprès au-dessus de ma tête pour y carillonner sur tous les tons du diable. J’ai vu, durant sept à huit minutes, le plus terrible ouragan qui puisse passer sur un fleuve, dans quelque pays que ce soit, en une seconde le jour devenir la nuit et le ciel disparaître sous les flots rapides de nuages noirs comme l’âme d’un entrepreneur. Lorsque les squalls[1] s’élèvent sur la rivière Saguenay, on dirait que c’est une portion de l’enfer, avec tous les démons déchaînés qui se ruent sur elle, et qu’alors, se hérissant terrible et formidable, elle lutte

  1. Coups de vent.