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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/49

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CHRONIQUES

et là une chaumière isolée, construite en bois brut,[1] à peine couverte d’un toit d’écorce où perce un tuyau brisé, s’échappe de la lisière du bois, et nous entendons les coups redoublés de la hache du défricheur et les craquements des arbres s’abattant sous sa main.

Ici règne la misère dans une horreur souveraine. Ces défricheurs, ces squatters courageux sont seuls dans le fond des bois, en lutte contre tous les éléments, contre la terre ingrate, contre un ciel glacé pendant sept mois de l’année, contre les fléaux imprévus, contre le feu qui, embrasant la forêt, dévore en même temps la moisson, contre la faim, contre l’isolement. Et cependant accablés, mais non abattus, épuisés de fatigue, ils luttent toujours et pendant des années, jusqu’à ce que leurs fils, devenus grands, leur assurent enfin le fruit de leurs rudes labeurs. Il faut qu’une génération s’efface pour que la terre se féconde, et lorsqu’elle est fécondée, les enfants, en trop grand nombre pour la partager entre eux, se séparent. Les uns vont plus loin, défricher de nouveaux espaces ; les autres restent, travaillent de longues années encore jusqu’à ce qu’enfin leurs fils, devenus trop nombreux à leur tour, et emportés par le souffle puissant qui pénètre jusque dans les plus solitaires réduits du Nouveau-Monde, émigrent vers l’ouest des États-Unis.

Un instant attristés par le spectacle des souffrances humaines, nous continuons notre route. Au loin, dominant l’horizon des forêts, les montagnes se dressent dans toutes sortes d’attitudes fantastiques ; on dirait les vagues pétrifiées d’un océan en fureur. Des pics dé-

  1. On appelle ici ces chaumières des « loghouses, » ou encore communément des « chantiers ».