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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/53

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CHRONIQUES

s’agitait sur l’azur du lac ; la forêt semblait s’épaissir dans le crépuscule naissant, et le chant des oiseaux regagnant leur nid se perdait dans les soupirs de l’air. Willy n’avait pas quitté son attitude pensive et immobile, comme l’Iroquois de jadis qui pouvait guetter son ennemi un jour entier sans remuer d’un pouce. En nous voyant faire un mouvement pour regagner le canot, il se leva tout d’une pièce, ouvrant une bouche comme une des portes de Thèbes, accompagné d’un bâillement semblable au vent s’engouffrant dans une caverne.

« Il commence à être temps, dit-il, il faudra siffler une giffle, car, voyez-vous, mon estomac prend des shires. »

Je restai ébahi, et Mr. Fennall, éclatant de rire : « Siffler une giffle, me dit-il, cela veut dire avaler une énorme rasade pour tromper l’appétit : aussi ne le fait-on que lorsque l’estomac prend des shires, ou lorsqu’il dégringole jusqu’au talon, poussé par la faim. »

J’admirai et compris aussitôt, car, moi aussi, je commençais à éprouver des shires.

Un quart d’heure après, nous étions installés, Fennall et moi, à la table rutilante avec son précieux poids de jambon, d’œufs et de café doré dont les parfums onctueux inondaient la chaumière. Je dévorai, ou plutôt j’engloutis, et je remarquai en fonctionnant combien l’appétit d’autrui sert à aiguillonner le sien propre. Willy, assis au fond de la cabane, me regardait avec des yeux remplis d’un désespoir immense. Il craignait que le souper ne dût finir jamais. C’était le seul jambon, il n’y avait plus d’œufs, et déjà le café, vidé à longs traits, n’apparaissait plus au fond de la cafetière qu’entremêlé d’épais dépôts de marc. Les shires redoublaient dans