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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/63

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CHRONIQUES

tombeau sans fond ; je me cramponnai à une branche et je détournai les yeux. C’en était assez ; je m’enfuis de ce gouffre plein d’un attrait horrible et je continuai ma route jusqu’à ce que, rendu sur le penchant opposé, je retrouvai la même crevasse, suivant la même ligne, mais se rétrécissant à mesure que j’approchais du pied de la montagne. Je crois que cette crevasse est l’effet d’un tremblement de terre, comme il y en a souvent dans nos montagnes, mais qui ont rarement d’aussi terribles effets. »

Je ne sais si ce vieillard avait raison ; mais l’envie ne me prit nullement de le vérifier ; j’ai une sainte horreur des montagnes qui s’entr’ouvrent. Du reste tout porte à croire qu’il disait vrai. À chaque pas qu’on fait au milieu de cette nature tourmentée, informe, gigantesque, on s’attend à quelque cataclysme soudain. Certes, cette triple chaîne des Laurentides qui part du fleuve et se prolonge sur une longueur de trente lieues, en se grossissant toujours, jusqu’à ce qu’on ne distingue plus à l’horizon si ce sont leurs têtes touffues qui se mêlent, ou d’épais nuages qui se groupent dans l’espace, est un spectacle unique. Mais, en revanche, de longs et fertiles plateaux, où se déversent les eaux des montagnes, s’étendent au loin comme pour attester que la terre est bien l’empire de l’homme, et qu’il n’est sorte de nature sauvage où il ne puisse trouver encore le bien-être ou du moins ce qui lui ressemble.