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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/68

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pour le commerce du bois. Les étrangers qui vont à Tadoussac n’ont d’autre intention que de se reposer ; ce sont des valétudinaires ou des gens fatigués. Mais ils veulent faire reposer avec eux leurs femmes et leurs filles, vivantes créatures qui ne demandent et ne recherchent que le plaisir. C’est par là que leurs bonnes intentions deviennent mauvaises.

Onze heures sonnèrent. Onze heures, c’est l’heure solennelle où le capitaine du Magnet prévient les passagers qu’il faut se rendre à bord du bateau. C’est la nuit qu’on remonte le Saguenay, jusqu’à la baie de Ha ! Ha !, d’où l’on repart ensuite le lendemain matin à neuf heures, pour que les passagers puissent jouir du spectacle de la rivière dans tout son cours. Arrivés près du quai, nous entendîmes les accords du violon, accompagnés d’un battement de pieds qui donnait la mesure aux échos éveillés dans la nuit. Une quinzaine de jeunes gens dansaient des reels et des rigodons, ces naïves, harmonieuses et touchantes danses de village qui bercèrent l’enfance de beaucoup d’entre nous et qui nous survivront encore longtemps. Comme ils étaient heureux, ces chers ignorants, et comme je me sentis triste en voyant devant moi le bonheur si facile, le bonheur que nous cherchons en vain au prix de mille peines ! Une journée de travail et le soir un reel au clair de la lune, voilà le bonheur ! C’est trop peu vraiment, et je me sentis un amer ressentiment contre la destinée qui m’a versé la coupe pleine de fiel, en y mêlant quelques gouttes de joie pour me la faire mieux avaler. Je regardai longtemps ces braves gens enivrés