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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/72

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place à part dans le nombre des endroits que je visite depuis six semaines, parce qu’il y en a une à part dans mes souvenirs comme il s’en est fait une par sa physionomie propre, par ses traditions encore vivantes, comme au premier jour, dans l’esprit du peuple, enfin par la faveur dont il a joui, pendant plus de cinquante ans, auprès des meilleures familles canadiennes. Ces familles s’y rendaient invariablement, tous les ans, pour faire de la villégiature comme on en faisait alors, villégiature qui accumulait dans les âmes et dans les corps des provisions de santé et de vigueur qu’on mettait ensuite tout un hiver à dépenser.

Aujourd’hui le mouvement des voyageurs se ralentit, le tohu-bohu des arrivées et des départs s’apaise ; toute cette cohue, quelquefois brillante, le plus souvent tapageuse, s’écoule en laissant à la nature le soin de reprendre sa beauté un instant tourmentée, ses charmes simples et doux.

Que de beaux jours je dois à Kamouraska, et quelle jeunesse pleine de sève j’y ai jetée à tous les vents, en compagnie des plus joyeux amis que j’aie connus ! Maintenant, comme moi ils ont vieilli, ils se sont dispersés, ils oublient le rendez-vous que nous nous donnions dans ce village assourdi pendant toute une saison de nos bruyantes gaietés, de nos chansons éternelles, de nos danses folles le jour comme la nuit, de nos pique-niques imprévus, de notre intrépide arrogance et de nos éclatants dédains de tous les préjugés. Tudieu ! comme nous étions libres et magnifiques ! Il fallait que dans chaque famille il y eût un bal par semaine, et cela ne suffisant pas, nous dansions dans les champs, dans les