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Page:Buies - Chroniques, Tome 1, Humeurs et caprices, 1884.djvu/73

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CHRONIQUES

bosquets, sur les îles à un mille du rivage, sous l’orage comme les épis qui se balancent au vent.

La fatigue nous était inconnue ; nous vivions comme les sauterelles au milieu des riches moissons, semant et prodiguant partout notre inépuisable vie, insouciants, glorieux, fastueux parfois, quand les tantes n’étaient pas trop rétives, ingénieux jusqu’au prodige dans l’invention des divertissements nouveaux, et toujours jeunes. Oh ! j’ai vu là des enfants de cinquante ans qui pouvaient m’en revendre, plus frais, plus dispos, plus alertes que moi, malgré mon exhubérante jeunesse. Où sont-ils, où sont-ils maintenant ? et quels rêves suis-je donc venu tout à coup éveiller dans ce Kamouraska surpris par le veuvage de ses joies et livré sans merci aux froids, roides, monotones étrangers qui viennent y respirer l’odeur du varech, sans désempeser un instant pendant six semaines, et qui ne savent pas quels souvenirs passent inaperçus sous leurs regards inconscients, quel passé ils défigurent avec leurs ridicules imitations des joyeusetés d’autrefois ?

Connaissez-vous ce petit cap là-bas, isolé, à un quart d’heure de marche, demeure séculaire des seigneurs de Kamouraska, brumeux et mystérieux, battu par les flots dont les éternelles caresses ne laissent jamais de traces ? C’est là, ah ! c’est là que j’ai passé les plus délicieuses heures de ma vie, lorsque, fatigué de plaisirs, j’y venais livrer ma pensée vagabonde aux brises mutines qui courent dans les sapins et les broussailles. Que de fois j’ai posé mon front brûlant sur ces rochers nus, enivré de rêves d’ambition, d’avenir et… ! Il est là toujours, le petit cap presque désert, presque abandonné, muet peut-être pour tout autre, excepté pour mon cœur