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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 1.djvu/334

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en présence du célèbre homme d’État. Cinq ou six personnes les unes après les autres arrêtèrent Egerton : une poignée de main à l’un, un signe de tête à l’autre, deux ou trois mots jetés à la hâte, délivrèrent l’habile orateur, qui s’esquiva adroitement. Il passa à l’angle du pont et tira sa montre, qu’il regarda à la clarté du gaz :

« Harley sera bientôt ici, murmura-t-il, il est toujours exact ; maintenant que j’ai parlé, je puis lui donner une heure ou deux. »

Comme il remettait sa montre dans son gousset et qu’il boutonnait son habit sur sa solide et large poitrine, il leva les yeux et vit devant lui un jeune homme.

« Avez-vous besoin de moi ? demanda l’homme d’État, avec sa brièveté accoutumée.

— Monsieur Egerton, dit le jeune homme d’une voix qui demeurait ferme malgré une émotion visible, vous avez un grand nom, et une grande influence… je suis dans les rues de Londres sans ami, sans travail. Je me crois capable d’autre chose que d’un travail manuel, si seulement j’avais un ami, si je pouvais mettre au jour mes pensées. »

Audley Egerton garda un moment le silence, frappé par le ton et par la supplique de l’étranger. Mais cet homme prudent, habitué aux demandes les plus étranges, aux impostures les plus variées, domina bientôt une émotion passagère.

« Êtes-vous de X ?… (Et il nomma la ville dont il était le représentant.)

— Non, monsieur.

— Eh ! bien, jeune homme, j’en suis fâché pour vous, mais votre bon sens (car j’en juge par l’éducation qu’évidemment vous avez reçue) doit vous dire qu’un homme d’État, quel qu’il soit, est trop assiégé par ceux qui ont droit à sa protection pour pouvoir servir les étrangers. »

Il s’arrêta un moment, et comme Léonard gardait le silence, il ajouta avec plus de bienveillance que n’en eussent montré la plupart des hommes politiques ainsi accostés.

« Vous êtes sans amis ? dites-vous ; pauvre enfant ! Dans les premières années de la vie cela n’est pas rare pour la plupart d’entre nous qui cependant ne manquons pas d’amis plus tard. Soyez honnête ; conduisez-vous bien ; appuyez-vous sur vous-même et non sur des étrangers ; travaillez avec vos bras, si vous ne le pouvez avec l’esprit ; et croyez-moi, cet avis est tout ce que je puis vous donner, à moins que cette bagatelle… » et le ministre lui tendit une guinée.

Léonard salua, secoua tristement la tête et s’éloigna. Egerton le suivit des yeux avec une certaine émotion.

« Bah ! se dit-il, il y a à Londres des milliers de gens dans la même position. Je ne puis rien changer aux conséquences de la civilisation. Un garçon bien élevé ! Ce n’est pas de l’ignorance que souffrira la société, c’est de l’éducation donnée à ces milliers de gens