Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/180

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se révélait une âme d’une exquise sensibilité, et lorsque le génie apparaissait, c’était si naïvement, qu’on était tenté de l’attribuer à une vive émotion. Au début l’auteur ne parlait pas à la première personne.

Le manuscrit s’ouvrait par des descriptions et de courts dialogues entre des personnes dont le nom n’était indiqué que par des initiales. Le style avait la fraîcheur et la simplicité de l’innocence, semblable à une matinée du printemps, il respirait la pureté et le bonheur. Un jeune homme et une jeune fille, d’humble naissance, cette dernière encore enfant, se promènent les dimanches soirs dans les vertes prairies qui entourent la ville d’ordinaire active et bruyante, mais où ce jour-là s’arrête le travail. Ils ne se disent que quelques mots. On devine, bien que l’écrivain l’ignore encore, combien l’imagination de la jeune fille s’élance au delà du cercle d’idées de son compagnon. C’est lui qui questionne, elle qui répond, et en continuant de lire on s’aperçoit bientôt que le jeune homme aime la jeune fille et qu’il l’aime en vain. Tant de sincérité éclate dans ce récit ! Léonard reconnaît déjà dans ce jeune homme le barde villageois, Mark Fairfield. En cet endroit on s’aperçoit d’une lacune dans la narration, mais de courtes sentences, de fines maximes témoignent des progrès de l’intelligence et des années de celle qui écrit. Et bien que l’innocence demeure, le bonheur est moins apparent dans ces pages. Insensiblement Léonard s’aperçoit qu’une phase nouvelle se produit dans l’existence de l’auteur. Les scènes qui se passent autour d’elle ne sont plus celles de la vie laborieuse des champs, et une figure plus belle et plus brillante succède au compagnon des soirées du dimanche. Cette figure, Nora se complaît visiblement à la peindre, elle est du même âge qu’elle ; elle est peut-être plus jeune, car c’est bien un adolescent qui est décrit avec sa profusion de boucles blondes, ses yeux étrangers aux larmes et qui contemplent le soleil comme ceux d’un aiglon ; avec son sang qui circule bouillant et rapide, avec son désir passionné de la gloire et cette nature franche et généreuse qui se rit hardiment d’un monde qu’elle ignore. Léonard se demandait avec inquiétude quel était ce jeune homme ; il craignait de le deviner. On comprend bientôt que cette société nouvelle amène à celle qui écrit le chagrin et la crainte. Certaines phrases changent les conjectures de Léonard en certitude, et il reconnaît à travers les années écoulées dans l’amoureux adolescent — son généreux bienfaiteur.

Des fragments de dialogue révélaient d’un côté la passion d’une nature ardente, de l’autre l’étonnement et la crainte de celle qui plaignait, mais ne pouvait sympathiser. Une grande différence de rang paraissait exister entre ces deux enfants et cette différence semblait fortifier la vertu et affermir le cœur de la jeune fille. Puis quelques phrases, à demi effacées par les larmes, témoignaient de sentiments blessés, d’humiliations souffertes. Une personne ayant autorité, sans doute le père de l’amant, était intervenue, avait questionné, conseillé, adressé des reproches. Il était évident que cette passion n’était pas de celles qui déshonorent ; elle prononçait le mot de fuite, mais en même temps celui de mariage.