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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/198

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qui m’a eu bientôt apaisé. Cependant je crois vraiment que Nora aimait le jeune lord, mais qu’elle était trop vertueuse pour le montrer. Qu’en dis-tu ? » Et la voix du père était émue.

« J’espère qu’elle n’aimera jamais aucun homme avant d’être mariée ; cela n’est pas convenable, John, dit mistress Avenel d’un ton un peu empesé, quoique avec douceur.

— Hal ha ! fit John en prenant sa femme sous le menton, vous ne disiez pas ça quand je vous ai embrassée pour la première fois, sous ce même saule que voilà. Il n’y avait pas de maison auprès dans ce temps-là !

— Chut, John ! voulez-vous bien vous taire ! » et l’austère matrone rougit comme une jeune fille.

« Bast ! continua John gaiement, je ne vois pas pourquoi nous autres petites gens nous voudrions être plus précieux et plus réservés que nos supérieurs. Voilà cette belle miss Leslie qui va épouser M. Egerton, ça n’est pas difficile de voir qu’elle est amoureuse de lui, elle ne le quitte pas des yeux, même à l’église, la commère ! ha ! ha ! Mais que diable ont donc les corbeaux ce soir ?

— Ils feront un beau couple, John. On dit qu’elle a beaucoup d’argent. Quand le mariage doit-il avoir lieu ?

— Aussitôt après les élections, à ce qu’on dit ; ce sera une belle noce, j’espère ! Sans doute que milord sera garçon d’honneur. Nous enverrons chercher Nora pour qu’elle voie tout cela. »

Du côté du vieux saule on entendit un cri semblable à celui d’un esprit qui sombre dans l’abîme, un de ces accents étranges et terribles d’angoisse humaine, qui entendus une fois ne s’oublient jamais. On eût dit le cri de l’espérance s’échappant de la boîte de Pandore pour s’évanouir dans l’espace ; c’était le cri terrible de la raison qui abandonne l’âme, et de l’âme qui lutte pour quitter le corps ! Il y eut un moment de silence, puis l’on entendit une lourde chute.

Les parents s’interrogèrent du regard dans une muette angoisse ; ils allèrent jusqu’à la haie et regardèrent de l’autre côté. Sous les branches de l’arbre, ils distinguèrent vaguement une forme étendue. John ouvrit la porte et fit le tour ; la mère alla jusqu’à la route, puis se tint immobile.

« Oh ! femme, femme ! cria John Avenel, c’est notre Nora ! notre enfant, notre enfant ! » Et tandis qu’il parlait les corbeaux s’envolèrent tournant autour de l’arbre et appelant leurs petits.

Lorsqu’ils l’eurent posée sur le lit, mistress Avenel dit tout bas à John de se retirer un moment ; puis, les lèvres serrées, les mains, tremblantes, elle commença à délacer la robe sous laquelle le cœur de Nora battait convulsivement. John sortit de la chambre tout étourdi, il s’assit sur le carré se demandant s’il était éveillé ou endormi ; il ressentit dans tout le côté droit une sorte d’engourdissement, sa tête était pesante et un bruit sourd résonnait à ses oreilles. Soudain sa femme vint lui dire à voix basse :

« John, va vite chercher le docteur Morgan ; dépêche toi, mais aie soin de ne parler à personne dans le chemin. Vite, vite !