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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/49

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tage de tous. Dans ce but il faut diriger son attention : 1o sur la valeur des idées qu’on rassemble ; 2o sur l’ordre dans lequel on les place ; 3o sur la manière de les exprimer. Pour la première de ces choses, l’étude est nécessaire ; pour la seconde, la discipline ; pour la troisième, l’art.

Norrey était cependant un penseur trop profond pour tomber dans l’erreur des professeurs modernes, qui supposent que l’éducation peut dispenser du travail. Aucun esprit ne devient vigoureux sans un rude exercice. Le travail doit être courageux, mais bien dirigé. Tout ce que nous pouvons faire à cet égard, c’est d’empêcher la perte de temps qui résulte de labeurs inutiles.

Le maître avait d’abord employé son néophyte à compulser les matériaux d’un grand ouvrage de critique dont il s’occupait lui-même. Dans ce stage de préparation scolastique, Léonard s’occupa de l’étude des langues pour lesquelles il avait une grande aptitude ; les fondations d’une vaste et large érudition furent solidement posées. Il traça avec la charrue les murailles de la cité future. Il prit insensiblement des habitudes d’exactitude et de généralisation, il acquit cette précieuse faculté qui saisit à l’instant, parmi des matériaux accumulés, ceux qui peuvent servir au but dans lequel on les explore, et qui quadruple les forces en les concentrant. Cette faculté, une fois éveillée chez lui, donna un intérêt à chaque étude et de la rapidité à chaque perception.

Par degrés, Norrey conduisit ce jeune et ardent esprit du choix des idées à leur analyse esthétique, de la compilation à la critique, mais à une critique sévère, attentive, logique, dont chaque parole de blâme ou d’éloge est fondée en raison. Lorsque les progrès de Léonard dans la carrière l’eurent amené à examiner les lois du beau, une lumière nouvelle se fit dans son esprit ; du milieu des blocs de marbre qu’il avait amoncelés autour de lui, il vit sortir la statue.

Puis un jour Norrey lui dit soudain :

« Je n’ai plus besoin de compilateur ; il vous faut maintenant vivre du produit de vos créations. »

Léonard écrivit ; un ouvrage fleurit sur cette tige aux profondes racines, et dans ce sol bien exposé aux rayons du soleil et à la saine influence du grand air.

Son premier ouvrage n’obtint pas un cercle de lecteurs bien étendu, non par suite d’aucune faute visible, mais il y a du bonheur dans ces sortes de choses ; le premier ouvrage anonyme d’un homme de génie obtient rarement un grand succès ; les connaisseurs cependant comprirent les promesses du livre. Les éditeurs, qui flairent de loin un talent de nature à devenir lucratif, lui firent des offres libérales.

« Il faut cette fois réussir complètement, dit Norrey ; ne vous préoccupez ni du style ni des modèles, marchez droit au cœur humain ; laissez là les lièges, nagez au large et hardiment. Encore un mot : n’écrivez jamais une page sans avoir été de chez vous à Temple-Bar, et en vous mêlant aux hommes, en étudiant la face humaine,