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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/93

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ne s’était pas attendu à trouver tant de pénétration chez un homme ordinairement rêveur, distrait et presque étranger à la vie pratique. Mais Harley L’Estrange était de ceux dont les facultés demeurent comme endormies jusqu’au moment où les circonstances leur apportent ce qui leur manque pour agir : le stimulant d’un motif.

« D’après une conversation que j’ai eue hier soir avec cette dame, reprit Harley, il m’est venu à l’esprit que vous pourriez, de ce côté, nous rendre des services essentiels. Mme di Negra (c’est ainsi que se nomme la sœur de Peschiera) s’est éprise d’admiration pour votre génie, et elle éprouve le plus vif désir de vous connaître personnellement. Je lui ai promis de vous présenter à elle, et j’ai l’intention de le faire, après vous avoir averti toutefois. Cette dame est fort belle et fort séduisante, et il est possible que votre cœur et vos sens ne puissent résister à ses charmes.

— Oh ! ne croyez pas cela ! s’écria Léonard avec un tel accent de certitude, qu’Harley ne put s’empêcher de sourire.

— Être prévenu, ce n’est pas toujours être armé contre la toute-puissance de la beauté, dit-il. Mais écoutez-moi : veillez sévèrement sur vous-même, et promettez-moi que si vous vous sentez en danger d’être fait captif, vous quitterez aussitôt le champ de bataille. Je n’ai pas le droit de vous exposer au danger dans l’intérêt d’un autre, et Mme di Negra, quelles que soient ses bonnes qualités, est la dernière femme dont je voulusse vous savoir amoureux.

— Moi, amoureux d’elle ! ah ! c’est impossible !

— Impossible, c’est beaucoup dire ; cependant j’avoue (et c’est cette pensée seule qui m’autorise à vous exposer à sa fascination) que je ne crois pas que ce soit la femme qui pourrait vous séduire, et si, dans vos relations avec elle, vous êtes dirigé par un mobile pur et généreux, vous la verrez probablement sans danger. Cependant j’exige votre parole de tenir la promesse dont je vous parlais tout à l’heure.

— Je vous la donne, répondit Léonard avec fermeté ; mais en quoi puis-je servir Riccabocca ? Comment…

— Je vais vous le dire. Ce qui fait le charme de vos écrits, c’est que, sans que nous en ayons conscience, ils nous rendent meilleurs et plus nobles ; vos ouvrages sont naturellement le reflet de votre esprit, et votre conversation, lorsque vous êtes animé, produit le même effet. Lorsque vous serez lié plus intimement avec Mme di Negra, je désire que vous lui parliez de votre enfance, de votre jeunesse. Peignez-lui l’exilé tel que vous l’avez connu, si touchant malgré ses faiblesses, si grand au milieu des privations que lui impose la perte de sa fortune, si bienveillant, si généreux, tout en étudiant sans cesse son odieux Machiavel ; si inoffensif dans sa sagesse de serpent, si astucieux dans son innocence de colombe. Je laisse la peinture à votre cœur, à votre imagination. Représentez-lui Violante amoureuse de ses poètes italiens et rêvant de sa terre natale ; peignez-lui les éclairs de sa nature royale, brillant à travers l’obscurité de sa position ; éveillez la compassion, le respect, l’admiration