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Page:Bulwer-Lytton - Mon roman, 1887, tome 2.djvu/99

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— Il est clair qu’en agissant ainsi, vous deviendriez l’homme le plus populaire du pays ; il est également clair que vous seriez ramené au pouvoir sur les épaules du peuple. Aucun nouveau cabinet ne pourrait se former sans vous, et vous occuperiez sans doute pendant de longues années une position plus élevée et plus importante que celle que votre silence vous permettra tout au plus de conserver pendant quelques semaines. L’idée ne vous en est-elle donc jamais venue ?

— Jamais, » fit Egerton d’un air calme et décidé.

Randal, étonné de ce peu de clairvoyance, s’écria :

« Est-ce bien possible ? Et cependant pardonnez-moi, mais je crois que vous êtes ambitieux, et que vous aimez le pouvoir.

— Aucun homme n’est plus ambitieux que moi, et si par le pouvoir vous entendez le ministère, c’est devenu chez moi une habitude, et je ne saurai plus que faire quand j’en serai dehors.

— Comment donc alors ce qui me paraît si évident ne vous est-il jamais venu à l’esprit ?

— Vous êtes jeune, c’est pourquoi je vous pardonne, mais non pas aux bavards qui osent s’étonner qu’Audley Egerton refuse de trahir les amis de toute sa vie, et de profiter de sa trahison.

— Ne doit-on pas faire passer son pays avant son parti ?

— Sans doute ; mais le premier intérêt d’un pays, c’est l’honneur de ses hommes publics.

— Mais on peut sans déshonneur quitter son parti.

— Certainement. Croyez-vous que si j’étais simple membre du Parlement, étranger à toute obligation, à toute responsabilité, j’hésitasse un instant sur la conduite à tenir ? Oh ! que ne suis-je uniquement le représentant de C… Que n’ai-je le droit d’agir librement ! Mais si un ministre, un homme investi de la confiance publique, donne soudain sa démission parce que la majorité du conseil n’est pas de son avis, et qu’en se retirant il dissolve le parti qui lui a accordé sa confiance, auquel il doit les honneurs dont il jouit et jusqu’à la position dont il se sert pour le ruiner ; convenez que bien qu’une pareille conduite puisse être honnête, elle est de celles qui ont besoin de toutes les consolations de la conscience.

— Mais vous les auriez, ces consolations, dit Randal ; et il ajouta avec énergie : ce serait pour votre carrière d’un avantage incalculable !

— C’est précisément pourquoi cela ne peut pas être, répondit Egerton avec tristesse ; je conviens que je puis s’il me plaît quitter le ministère actuel et du même coup le renverser, car ma démission ainsi motivée assurerait sa chute. Mais par cette raison même je ne pourrais le lendemain rentrer au pouvoir avec une administration nouvelle. Je ne pourrais consentir à toucher pour ainsi dire les gages de ma désertion. Aucun gentleman ne le pourrait ! et par conséquent… » Audley s’arrêta court et boutonna son paletot sur sa large poitrine. L’acte était significatif ; il disait suffisamment que la décision de l’homme d’État était irrévocablement prise.

Qu’Audley Egerton eût tort ou raison dans sa théorie, il faudrait pour en décider des vues plus subtiles et peut-être plus élevées au