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Page:Bulwer-Lytton - Pelham, 1874 tome II.djvu/11

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toujours souriantes, avaient une expression sensuelle.

Tel était lord Guloseton. À ma grande surprise, je ne vis pas paraître d’autre invité que moi.

« Un nouvel ami, me dit-il, comme nous descendions à la salle à manger, est comme un nouveau plat, il ne faut le partager avec personne si l’on veut en jouir et le déguster comme il faut.

— Voilà un noble précepte, lui dis-je avec enthousiasme. De tous les vices, le plus pernicieux est une hospitalité où l’on admet tout le monde sans distinction. Elle ne nous permet ni de causer ni de dîner ; et, réalisant la fable mythologique de Tantale, elle nous laisse mourir de faim au milieu de l’abondance.

— Vous avez raison, me dit Guloseton d’un air solennel, je n’invite jamais plus de six personnes à dîner, et je ne dîne jamais hors de chez moi ; car un mauvais dîner, monsieur Pelham, un mauvais dîner est la plus sérieuse, je le répète, la plus sérieuse de toutes les calamités.

— Oui, répliquai-je, car c’est une calamité sans remède ; un ami enterré peut être remplacé par un autre, l’honorabilité même se regagne, et l’on peut réparer une constitution délabrée. Un dîner perdu ne se remplace jamais, il en faut faire son deuil. L’appétit une fois chassé ne saurait revenir avant que l’estomac ait accompli de nouveau le travail long et compliqué qui le rend apte au grand œuvre de la digestion.

— Vous parlez comme un oracle, comme « l’Oracle des cuisiniers, » monsieur Pelham. Voulez-vous de ce potage à la Carmélite ? Mais qu’allez-vous faire de cet étui ?

— Cet étui, lui dis-je, contient ma cuillère, mon couteau et ma fourchette. La nature m’a affligé d’un défaut auquel je tâche de remédier par l’art, voilà pourquoi je me sers de ces instruments ; autrement dit je mange trop vite. C’est une très-malheureuse infirmité, car cela vous force à engloutir en une minute ce que l’on devrait savourer pendant cinq minutes à loisir. C’est un vice qui émousse le plaisir et qui l’abrège, c’est une affreuse profanation, une triste dilapidation d’un des bienfaits les plus précieux dont nous ait gratifiés la Providence. Aussi avais-je la conscience