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Page:Bulwer-Lytton - Pelham, 1874 tome II.djvu/12

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tourmentée ; mais cette habitude invétérée et datant de ma première enfance était difficile à vaincre. À la fin je résolus d’inventer pour mon usage une cuillère de si petite dimension, et une fourchette si mignonne, que je ne pusse porter à ma bouche que de très-petits morceaux ; et un couteau tellement émoussé et ébréché, que je fusse obligé de prendre un temps raisonnable pour découper les biens gastronomiques que le ciel mettrait à ma portée. Mylord, l’aimable Thaïs est assise près de moi sous la forme d’une bouteille de madère, permettez-moi d’en boire un verre avec vous.

— Avec plaisir, mon bon ami ; buvons à la mémoire des Carmélites à qui nous devons ce potage inimitable.

— Oui, m’écriai-je, laissons de côté les préjugés de sectes, et rendons justice à ces solitaires incomparables, qui, retirés loin des soucis, des vanités et des péchés de ce monde, se consacrèrent avec un zèle et une ardeur pieuse à perfectionner la théorie et la pratique de la science gastronomique. Il nous était réservé de payer un juste tribut de reconnaissance à la mémoire de ces illustres reclus qui, au milieu des horreurs et des ténèbres de la barbarie, enfermés dans la solitude de leurs cloîtres, nous ont gardé intacts le dépôt et la tradition du luxe et des délicatesses romaines, dont grâce à eux nous avons encore aujourd’hui le secret. Buvons donc à la secte des Carmes, mais buvons aussi aux moines en général. Si nous avions vécu à cette époque, nous aussi nous aurions été moines !

— C’est une chose bien curieuse, me dit lord Guloseton, (entre parenthèse, comment trouvez-vous ce turbot ?) que l’histoire de la cuisine. On y trouve de puissants enseignements de morale et de philosophie. Les anciens paraissent avoir apporté plus de spiritualisme et d’imagination pure que nous, dans l’invention de leurs mets. Ils nourrissaient leur corps, comme leur esprit, d’illusions ; par exemple ils attachaient un prix inestimable aux langues de rossignols, et en mangeant l’organe musical de ces oiseaux ils se figuraient déguster leur musique même. C’est là ce que j’appelle la poésie de la gastronomie.

— Oui, lui dis-je avec un soupir, ils ont sans doute eu