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Page:Cadou - Porte d’écume, 1942.djvu/6

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PIERRE À FILLEUL

Il habita longtemps sa petite maison gauloise harnachée de roseaux, bien retranchée derrière l’odeur des pipes et des feuilles mortes. Une main mystérieuse avait soufflé la lumière tout autour : c’est au fond de l’homme que brûlait très tard la lampe.

Lui, je l’ai connu, comme on peut connaître ceux qui prennent notre pas dans la rue — ceux qui boitent quand nous boitons — et retrouvent au détour leur pas libre de fauve. Homme-buisson vivant avec deux trous bleus dans la tête : Pierre à filleul.

Pierre à filleul, filleul de Pierre, un Pierre dont les plus vieux savaient l’histoire par cœur. Il montait quelquefois au village chercher ses « âmes » comme il disait : la poudre et le tabac. N’ayant jamais d’argent il payait avec des lièvres. On ne savait de lui que son nom et son sourire ; il parlait peu, ne buvait pas. À cause de cela les femmes ne l’aimaient guère, à cause de ceci les hommes ne l’aimaient pas.

Un jour il disparut. C’était avant la guerre.

Le 15 mai 1940 le village de B. s’épanouissait sous les bombes. Le dépôt de munitions ne sauta pas cette fois mais le jeune Claude, une chair de sept ans, fut trouvé au bas des marches de l’église avec une belle fleur d’obus dans la bouche. Il était mort sur le coup.

Trois jours après, le troupeau de fermes accroupi sous les arbres de la Chesnaie dansait dans les flammes : le dépôt avait sauté. On enterra Morin et ses filles, le Gaston des Domaines venu là pour des noces et quelques-uns de chez Marbœuf. Le curé prit sa belle voix toute habillée de larmes, on entendit le moulin à prières derrière les lauriers. Et puis on s’apprêta à oublier.

Il y eut toujours les grillons dans les herbes.

Le 3 juin, tout au plein de la nuit, alors qu’il n’y avait plus une seule cartouche à B., alors qu’il ne restait plus d’uniformes que dans les souvenirs commença l’agonie du village. Ce fut d’abord un long râle comme celui d’une bête en amour. Et l’aube se dressa sur les pierres noircies et chaudes dans ses pauvres ailes fripées. À une lieue même du bourg les solides épaules de la ferme du Léauté avaient touché la terre.

Le lendemain et les jours à suivre, il y eût les coups de téléphone de la Préfecture, les papiers discrets des journaux, mille questions et mille reproches au centre de défense passive le plus proche. C’était une incompréhension totale de cet inutile acharnement. Déjà aussi comme une trop visible soumission.