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Page:Cadou - Porte d’écume, 1942.djvu/7

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On gravit quelques marches et c’est un long couloir avec des colonnes. On s’attend à voir une piscine au milieu comme chez l’antique. La voix roulerait sur les dalles comme un tonnerre si l’on ne parlait derrière ses mains. Les portes s’ouvrent dans l’ouate, les pas glissent avec leurs ombres. Une femme vient de traverser le silence et sa belle robe blanche — une blouse peut-être — transporte avec elle les paysages bleus de l’éther. Elle s’arrête devant un numéro : le 7 : le nouveau nom d’un homme.

C’est à Oloron-Sainte-Marie, à la Maison Pommé, un hôpital militaire dans la neige et les fleurs.

Les blessés sont encore sur la montagne avec leurs grands yeux d’enfants jamais las. Le pic d’Anie c’est aussi la santé, la chanson du retour. Anie, la fille de l’air !

Toute la vie est resserrée entre ces vingt poitrines, amie dûment conquise.

Aujourd’hui le jeune major qui fume dans sa pipe des forêts tout entières a pris son air des jours de pluie. Depuis l’aube un mort-vivant hante tout l’hôpital : un aviateur ennemi que des ailes trop lourdes ont laissé sur les rocs du Gave. État désespéré. Mais voilà que dans la chambre 7 l’homme a parlé. Et l’homme a parlé le français le plus clair. D’ailleurs qui ne reconnaîtrait au grain de son visage le hâle léger de l’air de France ? Et ceux qui étaient là ont écouté en disant : « Chloroforme ». Et tous ont ajouté : « Qui est cet homme ? » Et l’homme a répondu :

— « Bonjour les hommes, je sors d’enfer. Mon beau nom voyageur ne dirait rien à personne. Je suis celui qui passe avec le vent et qui dit : me voici.

Mon sang accordez-moi un quart d’heure pour tout dire !

— « J’ai eu un père, Messieurs. Il fêtait ses trente ans quand il prit un fusil au temps de l’autre guerre. Il aimait son enfant quand il prit un fusil. Deux mois passèrent : il déserta. Ma mère reçut une lettre de lui et ce fut tout. Bien des semaines plus tard nous sûmes la vérité : Père s’était réfugié chez son oncle au village de B. Quelques lettres anonymes avaient suffi pour le remettre entre les mains des autorités militaires. Le jour des morts on le fusilla. J’ai vu contre le mur de l’école une belle touffe de myosotis où son sang s’est caillé. L’année suivante on sortit les plus beaux lins de l’armoire. C’était pour ma mère. Je portais fièrement mes onze ans.

J’ai grandi dans la douleur et dans la haine. Peu importe comment : ma vie n’est pas un roman.

Et puis j’allai vivre là-bas, d’abord chez l’oncle Pierre qui était un peu mon parrain. Mon sang coulait avec plus de chaleur en moi.

Tout allait bien. On m’ignorait au village. Pierre mourut et je devins Pierre à filleul, un drôle d’homme tout dans ses yeux, mauvais braconnier sans doute. On n’aimait pas me trouver tout seul sur la grand’route sans trop savoir pourquoi.

J’ai vécu pendant tout ce temps-là. J’ai bien travaillé pour moi pendant tout ce temps-là. Je me suis fait une vengeance qui tenait