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portant sur sa tête une couronne parsemée de pierreries qui me sembloient étincellantes de feu. Elle vint à pas lents d’un air majestueux, et doux s’asseoir sur mon lit. Elle tira de sa poche de petites boites, qu’elle ouvrit, et vida sur ma tête murmurant des mots. Après m’avoir tenu un long discours, au quel je n’ai rien compris, et m’avoir baisé, elle partit par où elle étoit venue, et je me suis rendormi.

Le lendemain, ma grande mere, d’abord qu’elle s’approcha de mon lit pour m’habiller, m’imposa silence. Elle m’intima la mort si j’osois redire ce qui devoit m’être arrivé dans la nuit. Cette sentence lancée par la seule femme qui avoit sur moi un ascendant absolu, et qui m’avoit accoutumé à obéir aveuglement à tous ses ordres, fut la cause que je me suis souvenu de la vision, et qu’en y apposant le sceau, je l’ai placée dans le plus secret recoin de ma memoire naissante. D’ailleurs je ne me sentois pas tenté de conter ce fait à quelqu’un. Je ne savois ni qu’on pourroit le trouver interessant, ni à qui en faire la narration. Ma maladie me rendoit morne, et point du tout amusant ; tout le monde me plaignant me laissoit tranquille : on croyoit mon existence passagère. Mon pere, et ma mere ne me parloient jamais.

Après le voyage à Muran, et la visite nocturne de la fée, je saignois encore ; mais toujours moins ; et ma mémoire peu à peu se developpoit. En moins d’un mois j’ai appris à lire. Il seroit ridicule d’attribuer ma guerison à ces deux extravagances ; mais on auroit aussi tort de dire qu’elles ne purent pas y contribuer. Pour ce qui regarde l’apparition de la belle reine, je l’ai toujours crue un songe, à moins qu’on ne m’eut fait cette mascarade exprès ; mais les remedes aux plus grandes maladies ne se trouvent pas toujours dans la pharmacie. Tous les jours quelque phénomène nous démontre notre ignorance. Je crois que c’est par cette raison que rien n’est si rare qu’un savant qui ait un esprit entièrement exempt de superstition. Il n’y a jamais eu au monde des sorciers ; mais leur pouvoir a toujours existé par rapport à ceux aux