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Page:Casanova - Mémoires de ma vie, Tome 1.pdf/32

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quels ils ont eu le talent de se faire croire tels.

Somnia, nocturnos lemures, portentaque Thessala rides ?

Plusieurs choses deviennent réelles qui n’existoient auparavant que dans l’imagination, et par consequent plusieurs effets qu’on attribue à la foi peuvent n’être pas toujours miraculeux. Ils le sont pour ceux qui donnent à la foix une puissance sans bornes.

Le second fait dont je me souviens, et qui me regarde, m’est arrivé trois mois après mon voyage à Muran, six semaines avant la mort de mon pere. Je le communique au lecteur pour lui donner une idée de la façon dont mon caractère se développoit.

Un jour vers la moitié de novembre, je me suis trouvé avec mon frere François, plus jeune que moi de deux ans, dans la chambre de mon pere, attentif à le régarder travaillant en optique.

Ayant observé sur une table un gros crystal rond brillanté en facettes, je fus enchanté le mettant devant mes yeux de voir tous les objets multipliés. Me voyant inobservé j’ai saisi le moment de le mettre dans ma poche.

Trois ou quatre minutes après, mon pere se leva pour aller prendre le crystal, et ne le trouvant pas il nous dit que l’un de nous deux devoit l’avoir pris. Mon frere l’assura qu’il n’en savoit rien, et quoique coupable, je lui ai dit la même chose. Il nous menaça de nous fouiller, et il promit les étrivières au menteur. Nous nous mimes alors Après avoir fait semblant de le chercher dans tous les coins de la chambre ; et pourvoyant les étrivières, j’ai mis adroitement le crystal dans la poche de l’habit de mon frere. J’en fus d’abord faché, car j’aurois pu faire semblant de le trouver quelque part ; mais la mauvaise action étoit déjà faite. Mon pere, impatienté de nos vaines recherches, nous fouille, trouve le crystal dans la poche de l’innocent, et lui inflige la punition promise. Trois ou quatre ans après, j’eus la bêtise de me vanter à lui même de lui avoir joué ce tour. Il ne me l’a jamais pardonné, et il a saisi toutes les occasions de se venger.