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Page:Castor - Le pays, le parti et le grand homme, 1882.djvu/36

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VI


Que restait-il à faire, sinon de signifier à Baby, un simple mortel après lout, de faire place au grand homme ?

« Filez, mon brave homme de Baby ! » lui dit donc Sir John.

M. Baby était assez populaire, malgré qu’il portât, comme tous les enfants d’Adam, son petit contingent de faiblesses et d’imperfections. Il avait le respect de tous et possédait les qualifications nécessaires pour faire un bon ministre. Déjà il s’était fait une réputation comme administrateur. Il désirait rester au ministère. Pas une plainte sérieuse n’avait été portée contre lui. Pas le moindre indice que l’opinion publique exigeât sa retraite. Le pays et le parti trouvaient leur compte à ce qu’il restât au pouvoir, mais ça ne faisait pas l’affaire du grand homme.

« Pourquoi m’en aller ? » disait Baby.

« Raison d’État ! » répétèrent à la fois Sir John et Langevin.

L’on pourvoit M. Baby d’une jugerie, afin de le faire déguerpir plus vite. Et cependant, M. Chapleau, comme Louis XIV, faillit un instant attendre.

Une jugerie ! M. Baby n’y avait jamais songé ; il ne s’y était nullement préparé, si peu que, au moment où on l’envoyait siéger en cassation des jugements de vieux juges de la cour supérieure, magistrats éminents qui, pour la plupart, avaient brillé au barreau, et depuis plus de quinze ans avaient honoré la magistrature par une profonde science du droit et une grande connaissance de la jurisprudences, lui M. Baby, n’avait même jamais plaidé en cour d’appel !

C’est ainsi que l’on sacrifiait, une fois de plus, le principe d’une saine administration de la justice au caprice de M. Chapleau. Toujours le grand homme avant le pays !

Baby hésita : il eût voulu rester ministre. Sans doute qu’avec ses talents et un travail ardu, M. Baby deviendra bientôt un excellent juge, même de cour d’appel. Mais ce ne furent nullement ces raisons-là qui lui valurent une accession à la cour du banc de la reine. Quel qu’il fût, on l’envoyait à la cour d’appel pour faire place à M. Chapleau qui arrivait ; voilà tout !

Quel bénéfice, encore une fois, le public allait-il retirer de ce brocantage de position ?

M. Baby accepte l’hermine : il part. C’est, pour raison d’État et le bien du pays qu’on dit l’avoir fait sortir.

Or, il avait à peine franchi le seuil du conseil privé, que Sir John le rappelle : il venait de recevoir un télégramme :

« Pardon ! reprenez votre portefeuille, mon cher Baby ! »

— « Pourquoi ? »

— « Raison d’Etat ! »