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Page:Charles Blanc-Grammaire des arts du dessin, (1889).djvu/107

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ARCHITECTURE.

devient maison, la maison devient cloître, le cloître devient forteresse ; puis, en continuant de degré en degré, nous descendons du fort à la prison, de la prison au mausolée… Là tout est fermé, et c’est le plein de la pierre qui exprime la mort. Cependant une ouverture y est parfois ménagée, comme pour laisser un passage au souvenir ou marquer une issue à la délivrance de l’âme.

On peut vérifier la force de cette impression et combien elle est infaillible, par une facile contre-épreuve. Le vide, disons-nous, semble exprimer dans l’architecture le besoin de lumière et un constant rapport entre les habitants de l’édifice et les spectateurs, en d’autres termes, la vie de relation, la vie même. Cela est si vrai, que rien n’est plus triste pour le regard comme pour l’esprit que ces fenêtres ou ces portes murées, que le langage populaire, dans son énergie saisissante, appelle des portes condamnées ! On dirait que les habitants ont été chassés ou qu’on leur a disputé la lumière et la respiration, ou bien qu’ils ne sont plus. Ce sentiment, il a été compris sans doute par les architectes musulmans qui ont bâti dans l’Inde, près d’Allabad, les mausolées de sultans que Daniell y a dessinés (Indian Scenery), car on y voit des fenêtres dont la baie simulée est toute pleine, comme si elle eût été bouchée avec des pierres après l’ensevelissement du mort.

Chose étrange ! cet artifice de l’architecture qui consiste à prodiguer les ouvertures ou à les épargner est doublement expressif, mais d’une seule manière. À l’extérieur, il est vrai, ce sont les pleins qui reçoivent la force du jour et qui sont clairs, tandis que les vides se manifestent par des profondeurs obscures, à moins que la lumière n’y soit à certains moments réfléchie par des vitrages. De sorte que la construction devrait, ce semble, impressionner le spectateur du dehors tout autrement qu’elle n’impressionne celui qui habile ou qui regarde l’intérieur. Toutefois c’est l’effet contraire qui se produit, non seulement parce que l’imagination rétablit les ombres derrière les murs et que la pensée doit pénétrer le jour par les fenêtres, les arcades ou les portes, mais encore parce que les surfaces de pierre, lorsqu’elles sont élargies et dominantes, nous marquent ou l’égoïsme de ceux qu’elles abritent, ou la mélancolie de ceux qu’elles cachent, ou le malheur de ceux qu’elles emprisonnent.

Oui, les pleins et les vides sont les longues et les brèves de cette prosodie muette qu’on appelle l’architecture. Les répartitions de l’espace y jouent à peu près le même rôle que dans la musique les intervalles des sons, la succession vive ou lente des mouvements rythmiques.

Tout véritable architecte doit se souvenir de ce principe quand il dessine les plans d’un édifice public ou privé. Il doit savoir qu’en distribuant les lumières et les ombres dans l’intérieur de son œuvre, il en détermine déjà le caractère extérieur ; qu’en un mot, les vides et les pleins sont les dactyles et les spondées de sa poésie.