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Page:Charles Blanc-Grammaire des arts du dessin, (1889).djvu/69

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ORIGINE ET CARACTÈRE DES ARTS DU DESSIN.

moyens qu’elles emploient. Par un prodige inconcevable, et dont le pareil ne se trouve que dans l’architecture, la musique, comme dit Rousseau, peut représenter ce qu’il est impossible d’entendre : elle peint avec des sons la paix du sommeil, le calme de la nuit, le désert ; par le mouvement elle fait naître l’idée de repos, et par le bruit elle exprime le silence !… Il en est ainsi de l’architecture. Rien de plus étrange, de plus mystérieux, de plus inattendu que les effets qu’elle produit lorsqu’elle est symbolique et monumentale. Les pensées qu’elle communique sont obscures, mais frappantes ; l’expression en est vague et cependant énergique. Chose étonnante ! ce sont des assises de pierre, des blocs de marbre qu’on a chargés de nous transmettre les sentiments les plus élevés, les plus délicats, souvent les plus tendres ; c’est de la matière la plus pesante, la plus inerte, que se dégage ce qu’il y a de plus subtil dans l’âme humaine, ou, pour mieux dire, dans l’âme universelle. Il est arrivé que les ruines d’une architecture de granit ont excité parmi des masses d’hommes un enthousiasme comparable aux magiques impressions d’une musique enivrante : lorsque l’expédition française en Égypte, après une longue marche dans le désert, arriva devant les colossales ruines de Thèbes, l’armée entière, saisie d’admiration, battit des mains en poussant un grand cri.

Si l’architecture est le premier des arts du dessin, ce n’est pas uniquement parce qu’elle les a tous précédés, tous contenus dès l’origine, c’est aussi parce que ses œuvres sont plutôt une création qu’une imitation, et qu’ainsi elle réalise à merveille cette interprétation de la nature, qui est la vraie définition de l’art. Le sculpteur, le peintre trouvent dans la nature un modèle précis, achevé, complet, qu’il leur faut inciter pour arriver à l’expression de leurs sentiments ou de leurs idées, et l’imitation, qui n’est pas leur but, est du moins leur moyen. Quant à l’architecte, il ne copie précisément aucun modèle ; il s’assimile, selon ses forces, non les choses créées, mais l’intelligence qui les créa. Il imite le Créateur, non pas tant dans ses ouvrages que dans ses pensées.

Quel profond savoir, quelle variété de connaissances ne supposent pas les monuments primitifs de l’Égypte et de l’Inde dans les corporations sacerdotales qui les conçurent ! C’était, encore une fois, toute une philosophie qui était exprimée par ces pagodes, ces pyramides, ces labyrinthes, et l’architecte si longtemps classique des temps modernes, Vitruve, était loin d’exagérer l’importance de son art lorsqu’il écrivait, au siècle d’Auguste, plus de quatre mille ans après la construction des Pyramides : « L’architecte doit savoir écrire et dessiner, être instruit dans la géométrie et n’être pas ignorant de l’optique ; avoir appris l’arithmétique et savoir beaucoup de l’histoire ; avoir bien étudié la philosophie, avoir connaissance de la musique et quelque teinture de la médecine, de la jurisprudence et de l’astrologie. »

Mais par cela même qu’ils représentent l’esprit des peuples, leurs