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Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/109

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l’après-dîner que mon cousin du régiment de *** ; ma fille le pria de faire une pointe à son crayon. Il prit pour cela un canif ; le bois du crayon se trouva dur, son canif fort tranchant. Il se coupa la main fort avant, et le sang coula avec une telle abondance que j’en fus effrayée. Je courus chercher du taffetas d’Angleterre, un bandage, de l’eau.

C’est singulier, dit-il en riant, et ridicule ; j’ai mal au cœur. Il était assis. Cécile dit qu’il pâlit extrêmement. Je criai de la porte : ma fille, vous avez de l’eau de Cologne. Elle en mouilla vite son mouchoir ; d’une main elle tenait ce mouchoir qui lui cachait le visage de M de ***, de l’autre elle tâchait d’arrêter le sang avec son tablier. Elle le croyait presque évanoui, dit-elle, quand elle sentit qu’il la tirait à lui. Penchée comme elle l’était, elle n’aurait pu résister ; mais l’effroi, la surprise lui en ôtèrent la pensée. Elle le crut fou ; elle crut qu’une convulsion lui faisait faire un mouvement involontaire, ou plutôt elle ne crut rien, tant ses idées furent rapides et confuses. Il lui disait : chère Cécile ! Charmante Cécile ! Au moment où il lui donnait avec transport un baiser sur le front, ou plutôt dans ses cheveux par la manière dont elle était tombée sur lui, je rentre. Il se lève, et l’assied à sa place. Son sang coulait toujours. J’appelle Fanchon, je lui montre mon parent, je lui donne ce que je tenais, et sans dire un seul mot j’emmène ma fille. Plus morte que vive, elle me raconta ce que je viens de vous dire. — Mais, maman, disait-elle, comment n’ai-je pas eu la pensée de me jeter de côté, de détourner sa tête ? J’avais deux mains ; il n’en avait qu’une. Je n’ai pas fait le moindre effort pour me dégager du bras qui était autour de ma taille et qui me tirait. J’ai toujours continué à tenir mon tablier autour de la main blessée. Qu’importait qu’elle saignât un peu plus ! C’est lui qui doit se faire de moi une idée bien étrange ! N’est-il pas affreux de pouvoir perdre le jugement au moment où l’on en aurait le plus de besoin ? Je ne répondais